Le projet de loi libéral au sujet de la neutralité de l’État (3e partie : les valeurs québécoises)

13 juin 2015

À la suite de la présentation du projet de loi libéral sur la neutralité de l’État, j’ai pris connaissance de plusieurs centaines de réactions à ce projet.

Un des arguments qui reviennent les plus souvent est celui voulant que ce projet de loi ne respecterait pas les « valeurs québécoises », notamment la laïcité de l’appareil gouvernemental.

Il y a à peine cinquante ans, le Québec était tout sauf laïc.

En 1936, le premier ministre Maurice Duplessis fit ajouter un crucifix à l’Assemblée législative dans un geste d’éclat ayant pour but de s’attirer la sympathie des électeurs. Donc, il y eu une époque où la convergence entre l’État et l’Église était jugée favorablement par la population québécoise. Il aurait été impensable de se présenter à une élection sans chercher au préalable l’appui au moins tacite des autorités ecclésiastiques.

L’importance qu’on attache aujourd’hui, au contraire, à la séparation entre ces deux pouvoirs est donc préoccupation contemporaine.

De plus, en raison d’un filet de protection sociale presque inexistant, les communautés religieuses occupaient autrefois une place prépondérante en matière d’enseignement et de soins hospitaliers. La lutte à la pauvreté était plus ou moins combattue au moyen de la charité et des bonnes oeuvres.

Lors de ce qu’on a appelé la Révolution tranquille, le gouvernement québécois a étatisé la presque totalité des services sociaux assumés jusque là par les communautés religieuses.

Conséquemment, l’évacuation de la religion de la sphère publique a coïncidé avec les progrès économiques accomplis durant cette période par la société québécoise.

Si bien que dans l’esprit de beaucoup de personnes, modernisme et progrès sont associés au déclin de la ferveur religieuse.

Au sortir des années 1960, les valeurs québécoises n’étaient déjà plus ce qu’elles étaient une décennie plus tôt. On a donc tort de considérer ces valeurs comme innées et immuables. Au contraire, elles sont intimement liées aux croyances et aux idées partagées par ceux qui composent notre peuple à un instant donné.

De plus, la population québécoise n’est plus ce qu’elle était. Plus d’un million de personnes sont décédées, d’autres sont nées et ont grandi depuis la Révolution tranquille. Ici comme ailleurs, l’immigration a accru la diversité culturelle de la Nation.

Les mentalités ont donc profondément changé lors de la Révolution tranquille et elles se modifient perpétuellement sous l’effet de l’immigration, de la natalité, et de la volatilité de l’opinion publique.

Or chez les jeunes, l’importance du mariage (par exemple), et de la foi religieuse sont en porte-à-faux avec l’appréciation qu’en font les baby-boomers.

Conséquemment, le projet de loi libéral est probablement beaucoup plus conforme aux valeurs québécoises d’aujourd’hui qu’on pourrait le penser.

Ici même à Montréal, la plupart des jeunes n’accordent pas une grande importance au voile islamique; il n’est important que pour celles qui choisissent de le porter.

Quant à sa valeur symbolique — un symbole présumé de l’oppression faite aux femmes — il ne suscite pas l’indignation des jeunes Québécoises « de souche » qui se sont liées d’amitié avec des consoeurs voilées et avec lesquelles elles partagent les mêmes idées sur presque tous les sujets.

Bref, le « féminisme de chiffon », si présent dans certains milieux, semble complètement déconnecté des préoccupations des jeunes femmes d’aujourd’hui, toutes aussi hostiles à l’exploitation des femmes, mais relativement indifférentes à l’importance de lutter contre les présumés symboles de cette oppression.

Critiquer le projet de neutralité religieuse de l’État au nom du respect des valeurs québécoises, c’est donc indirectement un appel au conformisme et au respect d’une mentalité dominante en déclin au Québec.

En misant sur la neutralité religieuse de l’État plutôt que sur la laïcité, le gouvernement Couillard fait le pari que l’évolution des mentalités au Québec lui donnera raison.

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Paru depuis :
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Écrit par Jean-Pierre Martel