Les montagnes « françaises »

Publié le 19 août 2023 | Temps de lecture : 5 minutes


 
Lors de mon premier voyage à Paris, effectué en octobre 2003, j’habitais dans un monastère situé dans le quartier des Champs-Élysées, plus précisément sur l’avenue de Friedland. Cette avenue commémore une importante victoire des armées napoléoniennes contre les Russes, le 14 juin 1807, au port allemand de Friedland.

Dans le quartier se trouve également la rue Balzac. Celle-ci traverse l’avenue de Friedland à proximité du monastère. Cette rue ne fait pas que contribuer à la célébrité d’un auteur déjà si honoré de son prénom, mais rappelle aussi la maison qu’il occupa tout près, à l’intersection des rues aujourd’hui appelées respectivement Beaujon et Balzac. À l’origine, il s’agissait d’une garçonnière que Nicolas Beaujon, banquier à la Cour de Louis XVI, s’était fait construire dans un endroit alors peu développé de Paris, afin d’y recevoir les demoiselles avec lesquelles il entretenait des relations très amicales, loin des bruits et des regards si indiscrets de ses concitoyens. Après quelques décennies, les charmes fanés de sa personne ne réussissant plus à attirer la chair fraiche dont il raffolait tant, le banquier y fit construire des montagnes « françaises », ancêtres de nos montagnes russes. Utiliser un parc d’attractions à cette fin était original et remporta quelques succès. L’idée fut d’ailleurs reprise beaucoup plus tard par un chanteur pop américain.

Après la mort de Beaujon, la propriété devint un lieu de divertissement avec des cabarets populaires, des boutiques et des attractions qui connurent un engouement jusqu’en 1824. Après le déclin des lieux, Balzac s’en porta acquéreur en 1846. Puis, hélas, nouvel abandon après la mort de l’écrivain survenue en 1850. En 1874, le site fut acheté par la veuve de Salomon Rothschild, la baronne Adèle, qui rasa le tout pour y construire un hôtel particulier dans le style Louis XVI. Cet hôtel abrite aujourd’hui le Centre national de la photographie. Dans un quartier où chaque mètre carré possède une valeur immobilière importante, l’hôtel Solomon-Rothschild se pare d’un écrin de verdure qui donne une idée de la fortune d’une des plus riches familles d’Europe.
 

 
Face à ce site, lieu de tant de plaisirs coupables, se dresse aujourd’hui le monastère où j’habitais et dont la façade austère est percée de vitraux qui laissent pénétrer la lumière sans rien révéler des environs. Il serait facile d’y voir là une silencieuse réprobation des pères du Saint-Sacrement à l’égard du voisinage. En réalité, il n’en est rien puisque le monastère, dont la chapelle date de 1876, a été construit bien après que les environs aient cessé d’être des lieux de perdition.

À proximité du monastère, plus précisément à l’intersection de la rue Balzac et de l’avenue de Friedland, se trouve la brasserie Le Balzac. C’est dans ce bistro que je pris mon premier repas parisien.

Transporté de l’aéroport à Paris par un car d’Air France — dont l’itinéraire se termine à l’Arc de Triomphe — j’avais trainé mes valises jusqu’à ce restaurant. J’avais pris place à l’extérieur, à l’une de ces tables désertées à cette époque de l’année en raison du temps plus frais.
 

 
Au menu, je m’étais laissé tenté par un veau au romarin. Il s’agissait de trois pyramides de veau nappées d’une sauce blanche parfumée au romarin. Avec un peu d’imagination, on aurait pu penser à des montagnes « françaises » en hiver. Chacune de ces pyramides mesurait bien huit centimètres de haut. Au total, cela représentait donc une portion relativement copieuse de viande. Celle-ci était tendre au point que j’utilisai peu le couteau à ma disposition.

Le début de chaque bouchée était dominé par la sauce. Si le romarin y avait été encore plus présent, c’eût été vulgaire. On y avait donc utilisé cet épice à la limite du bon gout. Par conséquent, la première impression gustative était le parfum résineux prononcé du romarin qui s’estompait progressivement au fur et à mesure qu’on avalait la sauce. À l’extinction de celle-ci, se révélait le gout délicat des sucs de la viande. Au creux des impulsions gustatives, après une mastication qui n’avait laissé que les fibres broyées du muscle de l’animal, il suffisait de prendre une gorgée de vin rouge — une seule, à ce moment précis — pour que les effluves parfumés du Côte-du-Rhône-Village vous emplissent soudainement la bouche. À l’occasion de ce bain buccal, l’acidité du vin nettoyait et excitait les papilles gustatives, régénérait le gout et le préparait à la bouchée suivante.

Le repas fut donc une suite toujours renouvelée de ces parfums. Éberlué à la fin par cette succession de contrastes — à défaut de l’être par le vin — je quittai Le Balzac dans cet état de béatitude que partageaient probablement les invitées du banquier Beaujon après l’essai des manèges qui réussissaient si bien à les étourdir.

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Écrit par Jean-Pierre Martel