SNC-Lavalin vs la machine de l’État canadien

12 février 2019


 
L’exemple américain

Depuis plusieurs années, les États-Unis se sont donné comme mission d’assainir la gouvernance des pays en voie de développement.

En 1977, le Foreign Corrupt Practices Act est adopté. Celle-ci interdit le versement de pots-de-vin par des compagnies américaines à des gouvernements étrangers.

Conscients que cette loi plombe la compétitivité de leurs propres entreprises, les États-Unis ont étendu en 1998 cette loi hors de leurs frontières, selon le principe de l’extraterritorialité du droit américain.

En vertu de ce principe, les États-Unis se donnent le droit de poursuivre des entreprises qui ne sont pas américaines pour des actions commises à l’Étranger, lorsque ces entreprises ont un lien avec les États-Unis.

Entre 2008 et 2017, les condamnations imposées à ce sujet par les tribunaux américains à des entreprises européennes ont été le triple de celles imposées à des compagnies américaines.

En raison de la sévérité des sanctions et de l’impossibilité pour l’entreprise condamnée d’obtenir des contrats de l’administration publique américaine pendant plusieurs années, une condamnation peut provoquer la faillite de l’entreprise, la mise au chômage de ses employés et surtout, une perte totale pour des investisseurs qui ont profité des magouilles de l’entreprise sans en être responsables.

Or l’actionnaire est le piler du capitalisme. Aux États-Unis, son statut est analogue à celui de la vache en Inde.

Afin d’éviter de punir les actionnaires, on a mis en place un programme ‘volontaire’ de conformité aux standards américains. Celui-ci est offert à toutes les entreprises accusées, qu’elles soient américaines ou non.

Au cours de sa réhabilitation, l’entreprise doit accepter la présence d’un ‘moniteur’.

Nommé par le ministère de la Justice américaine, ce moniteur peut assister à toutes les réunions et possède le pouvoir de prendre connaissance de tous les documents de l’entreprise, de manière à débusquer toute tentative de récidive. De plus, l’entreprise doit de plier à ses recommandations.

Finalement, celle-ci doit accepter de verser une pénalité négociée — le fusil sur la tempe — avec le ministère de la Justice américaine. Une pénalité qui, dans les faits, est déterminée arbitrairement afin de punir plus sévèrement les entreprises étrangères.

SNC-Lavalin et la corruption

Fondée au Québec en 1911, SNC-Lavalin est une des plus importantes firmes d’ingénierie au monde. C’est la plus importante au Canada. Elle compte près de douze-mille employés au Canada. Son chiffre d’affaires est d’environ six-milliards de dollars.

Pendant des décennies, ici comme ailleurs, le développement des affaires impliquait la tâche d’entretenir de bonnes relations avec les partenaires de l’entreprise, dont les décideurs publics.

Le quotidien La Presse révélait aujourd’hui que SNC-Lavalin aurait versé des pots-de-vin à un ancien PDG de la Société des ponts fédéraux au début des années 2000.

Lors de l’accession au pouvoir du Parti libéral en 2003, la corruption faisait déjà partie de l’ADN de SNC-Lavalin comme à celui de très nombreuses entreprises florissantes à travers le monde.

SNC-Lavalin a donc beaucoup profité du pillage du trésor public québécois mis en place par le gouvernement libéral de Jean Charest et dont les mécanismes ont été révélés par la commission Charbonneau.

A tournant des années 2010, l’entreprise aurait versé des pots-de-vin à divers dirigeants politiques au Maghreb.

Lorsque le gouvernement libéral de Jean Charest est forcé par l’opinion publique de mettre sur pied une commission d’enquête au sujet de la corruption dans l’industrie de la construction, SNC-Lavalin est piégé par un passé impossible à dissimuler.

Jusqu’ici, seuls deux officiers supérieurs de la firme ont été condamnés à des peines mineures pour cause de corruption, et ce dans le dossier précis du contrat de construction d’un hôpital universitaire montréalais.

Maintenant, c’est au tour de l’entreprise, en tant que personne morale, de faire face à des accusations criminelles.

Si ces accusations devaient entrainer la condamnation de l’entreprise, celle-ci serait exclue des contrats publics, partout au Canada, pour une décennie. En somme, ce serait la faillite de cette firme d’ingénierie.

Les accords de poursuite suspendue

Tout comme le gouvernement américain, le gouvernement Trudeau a adopté en 2018 un programme appelé Régime d’accord de poursuite suspendue.

Celui-ci permet au gouvernement canadien, au nom de l’intérêt public, de négocier une entente avec des entreprises fautives qui entreprendraient de se conformer à de saines pratiques commerciales.

Adoptés en juin 2018, les dispositions de la loi C-74 entraient en vigueur en septembre dernier.

En raison de leur nouveauté, aucune entreprise n’a profité de ce programme jusqu’ici.

Dans le cas de SNC-Lavalin, cela permettrait de suspendre l’enquête criminelle. En échange, l’entreprise doit admettre ses torts, payer une amende, prouver qu’elle s’est purgée de ses dirigeants fautifs et accepter la présence d’un surveillant externe dans ses affaires.

Comme c’est le cas aux États-Unis.

Le quotidien La Presse révèle aujourd’hui que des démarcheurs de SNC-Lavalin ont eu une cinquantaine de rencontres avec des responsables fédéraux à ce sujet. L’entreprise a recruté un ancien juge de la Cour suprême dans le but de se prévaloir des dispositions de la loi.

Ce que la procureure en chef du gouvernement canadien a refusé d’accepter. Le ministre fédéral de la Justice pourrait casser cette décision; il en a le pouvoir discrétionnaire.

L’ancienne ministre de la Justice refusait de s’en mêler. En conséquence, le premier ministre Justin Trudeau l’a démise de ses fonctions et a confié son ministère à un député du Québec.

Trudeau et la machine étatique

Le gouvernement canadien est formé de deux parties; les parlementaires et la machine de l’État.

Les députés, les sénateurs et les ministres ne sont que l’interface entre cette machine et le peuple.

Et cette machine, ce sont des milliers de fonctionnaires et surtout un petit nombre de mandarins qui exercent le pouvoir dans l’ombre, animés par leur propre conception de l’intérêt de l’État.

Or cette fonction publique, composée à 92% d’unilingues anglais, voit le Québec exactement comme la population angloCanadienne nous voit, c’est-à-dire de manière péjorative.

C’est ce qui explique le refus obstiné de cette machine étatique de donner au Québec sa juste part des contrats fédéraux.

Un scandale révélateur

C’est un quotidien torontois, renommé pour son hostilité à l’égard du Québec, qui a révélé l’intervention du bureau du premier ministre Trudeau auprès de l’ancienne ministre de la Justice.

Depuis ce temps, on accuse Justin Trudeau de s’être immiscé dans un processus judiciaire.

En réalité, ce scandale illustre ce conflit entre l’interface ministérielle du gouvernement canadien et sa machine étatique.

Aucun chef d’État digne de ce nom ne laisserait un fleuron économique de son pays être acculé à la faillite alors que cette disparition peut être évitée.

Il est normal que le bureau du premier ministre ait essayé de comprendre où se trouvait le blocage qui empêchait SNC-Lavalin de se prévaloir des dispositions de la loi C-74.

Que le premier ministre ait destitué, dans un dossier stratégique, une ministre qui n’agissait pas dans l’intérêt national tel qu’il le conçoit, cela est parfaitement légitime.

Tout ceci sent les élections. À quelques mois du scrutin fédéral, la stratégie conservatrice est double.

Au Québec, avec la complicité de la CAQ, on s’emploie à faire passer Justin Trudeau comme hostile aux demandes du Québec. Comme, par exemple, au sujet de la déclaration fiscale unique ou de la modification des règles en matière d’immigration.

Et au Canada anglais, on veut accuser Justin Trudeau d’être tellement biaisé à l’égard du Québec qu’il voudrait que la justice canadienne ferme les yeux sur la corruption des entreprises québécoises.

Il n’est pas surprenant que le Globe and Mail — un quotidien aux sympathies conservatrices — se prête à cette stratégie partisanne.

Mais parlons franchement.

Toutes les minières ontariennes sont accusées par des ONG de corrompre les gouvernements des pays où elles opèrent ou, au contraire, de soutenir les milices rebelles qui sont favorables à leurs opérations.

On peut être certain que si le fédéral s’attaquait à cela au risque de mettre l’une d’entre elles à la faillite, le Globe and Mail aurait une position très différente.
 

 
En faisant fondre la valeur capitalisée de SNC-Lavalin, ce quotidien favorise sa prise de contrôle par des investisseurs voraces de Bay Street et le déménagement de son siège social en Ontario.

L’éditorialiste Jean-Robert Sansfaçon du Devoir écrit :

…nos collègues (journalistes) de Toronto aimeraient bien empêcher politiquement le gouvernement Trudeau de sauver ce géant québécois aux prises avec des problèmes qu’il s’est lui-même infligés, il faut le dire.

Mais pourquoi punir ses milliers d’employés alors que les coupables sont ses anciens dirigeants ?

Conclusion

Ce qui est regrettable dans cette affaire, c’est que toute l’élite médiatique du Canada anglais, tous les partis d’opposition et la très grande majorité de la population angloCanadienne jouissent du plaisir sadique de risquer la faillite d’un des fleurons de l’économie québécoise.

Il serait temps de penser quitter cet État pétrolier avec lequel nous avons de moins en moins d’affinités.

Si, contrairement à mes vœux, SNC-Lavalin devait disparaitre, j’espère que ses milliers d’ex-employés s’en souviendront le jour où ils auront à se prononcer sur l’indépendance du Québec.

Références :
Accords et arrêtés de réparation pour remédier au crime d’entreprise
Assez d’hypocrisie!
Comment punir les entreprises criminelles ?
Corruption : le ‘verrou’ libéral
Enquête du commissaire à l’éthique sur l’«affaire SNC-Lavalin»
Guerre économique : comment les Etats-Unis font la loi
La façade ministérielle de l’État canadien
Le colonialisme économique ‘canadian’
Le DPCP et l’esprit de caste
Le Québec, ce grand mal-aimé du Canada
Loi des accords de réparation
SNC-Lavalin
SNC-Lavalin et la justice en matière de corruption
SNC-Lavalin: le DPCP pourrait aussi porter des accusations

Parus depuis :
Une taxe à la corruption? (2019-02-21)
Que cesse l’acharnement (2019-03-01)
Pleurnicheries canadiennes (2019-03-02)
Les ententes de réparation sont populaires… et payantes (2019-03-22)

Détails techniques : Olympus OM-D e-m5 mark II, objectif M.Zuiko 12-40mm F/2,8 — 1/250 sec. — F/2,8 — ISO 200 — 25 mm

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Écrit par Jean-Pierre Martel