La Géorgie (2e partie) : le sommet de Bucarest et la guerre

Publié le 17 juin 2024 | Temps de lecture : 12 minutes


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Mikheil Saakachvili, président de 2004 à 2013

Après la révolution des Roses (survenue en novembre 2003), l’avocat Mikheil Saakachvili fut élu à la présidence de la Géorgie le 4 janvier 2004. Son arrivée au pouvoir suscita de grands espoirs.

Qui était-il ?

Après l’effondrement de l’URSS en 1991, le personnel diplomatique américain stationné dans les anciennes républiques soviétiques avait pour mission de déceler les jeunes talents qui avaient les caractéristiques de futurs leadeurs pour leur pays.

On leur offrait alors des bourses d’études dans les meilleures universités américaines afin de les former.

Ces bourses n’avaient aucune contrepartie. Elles faisaient partie du soft power américain dans ce qu’il avait de mieux. Mikheil Saakachvili fut l’un de ces jeunes bénéficiaires.

Après des études en russe à l’Institut des relations internationales de Kyiv (où il se fit remarquer), il partit donc aux États-Unis où il obtient une maitrise en droit de l’université de Columbia (en 1994) et un doctorat en droit de l’université George-Washington (en 1995).

En plus du géorgien (sa langue maternelle), du russe, de l’ukrainien, de l’anglais, et du français, Mikheil Saakachvili parle l’abkhaze et l’ossète (deux langues minoritaires de Géorgie).

Lorsqu’il fut ministre de la Justice (sous son prédécesseur, Edouard Chevardnadze), il s’était mis à dos de nombreuses personnes en voulant combattre la corruption au sein de la police, de la magistrature et du système carcéral de Géorgie. Ses ennemis le poussèrent à la démission en 2001. Ce qui accrut sa réputation d’incorruptible.

Dès son accession au pouvoir en 2004, il fit adopter un nouveau drapeau national et un nouvel hymne géorgien (à partir de deux airs d’opéra composés en 1918 et en 1923, et de paroles réécrites en 2004 par son ex-collège ministre de la Culture sous Chevardnadze).

L’affaire du drapeau

La première crise qu’il eut à surmonter fut la ‘rébellion’ des dirigeants de la province d’Adjarie.

Celle-ci est une province semi-autonome située dans le sud-ouest de la Géorgie (voir la carte au début du texte).

Les raisons de cette crise sont obscures. Toutefois, on peut avancer l’hypothèse suivante.

En grec, le mot agriculture se prononce ‘guéhorguïa’. C’est de lui que vient la dénomination grecque (et française) du pays.

Christianisé dès le IVe siècle, le royaume d’Ibérie (qui couvrait une bonne partie de la Géorgie actuelle) avait choisi saint Georges comme patron national et adopté comme drapeau une croix de saint Georges rouge sur fond blanc (donc sans les quatre petites croix grecques dans les quartiers délimités par la croix principale).

À la suite de plusieurs conquêtes, le royaume de Géorgie fut fondé en 1010. Dans des documents maritimes du XIIIe ou XIVe siècle conservés à Paris, ce royaume était représenté par un drapeau identique à celui adopté en 2004 par le gouvernement de Mikheil Saakachvili.

Or la province d’Adjarie doit son autonomie gouvernementale non pas à des particularités ethniques — puisqu’elle est peuplée à 93,3 % de personnes de langue maternelle géorgienne — mais à des caractéristiques religieuses car on y trouve majoritairement des Musulmans sunnites (tout comme en Turquie voisine).

Dans cette partie du monde où la religion occupe un rôle central et dans un pays divisé depuis l’indépendance par de violents conflits linguistiques, les imams d’Adjarie et leurs fidèles avaient toutes les raisons de craindre que l’adoption d’un symbole national presque identique à la croix de Jérusalem puisse être le signe précurseur d’une guerre sainte contre les Musulmans du pays.

Cette inquiétude populaire fut récupérée à des fins politiques par les dirigeants pro-russes de la province, en lutte contre le pouvoir central pro-occidental de Géorgie.

Indépendamment de ce qui précède (et qui est hypothétique), ce qui est certain, c’est qu’au printemps de 2004, les relations sont tellement tendues entre les deux qu’une guerre civile semble poindre à l’horizon.

Accusé par Mikheil Saakachvili d’être un criminel et un trafiquant de drogue, le président d’Adjarie fait sauter le principal pont qui relie sa province au reste de la Géorgie.

En mai 2004, dans la capitale d’Adjarie, des manifestations monstres — organisées par des ONG financées par George Soros — poussent son président à la démission et mettent fin au conflit avec le gouvernement central.

Un néolibéralisme draconien

De 2004 à 2012, le gouvernement de Saakachvili abolit les postes de 30 000 agents de la circulation et de 60 000 fonctionnaires.

L’impôt sur les sociétés passe de 20 % à 15 % tandis que l’impôt progressif (c’est-à-dire croissant) sur le revenu des particuliers est remplacé par un impôt fixe de 20 %.

Le salaire minimum et les lois protégeant les travailleurs contre les licenciements sont abolis. Tout comme les règlementations en matière de santé et sécurité au travail.

En conséquence, le pays se retrouve au quatrième rang des pays les moins taxés au monde.

Les investissements étrangers passent de 450 millions$ en 2005 à 2 015 millions$ en 2007 (avant la Grande Récession) tandis que le taux de croissance du PIB passe de 5,8 % entre 1994 et 2004 à 9 % entre 2004 et 2008.

Mais cette richesse ne profite pas à la population, dont la moitié travaille sur de petites exploitations agricoles. Elle s’est concentrée dans des secteurs de l’économie peu demandeurs de main d’œuvre comme la finance, les télécommunications et l’hôtellerie.

Si bien que les salaires ont stagné (à environ 150$ par mois, en moyenne).

De plus, privé de revenus, l’État géorgien a connu de la difficulté à payer le salaire de ses fonctionnaires, de même que la pension de vieillesse de ses retraités (pourtant de seulement 7$ par mois).

La Grande Récession de 2007-2008 et la guerre éclair du pays avec la Russie ont eu raison de l’enthousiasme des investisseurs étrangers pour la Géorgie.

Contrairement à pérestroïka de Gorbatchev en Russie de 1985 à 1991, l’austérité draconienne de Mikheil Saakachvili n’a pas appauvri le pays, mais n’a donné que très peu de résultats tangibles pour la population géorgienne.

La rupture

L’imposition du géorgien comme seule langue de l’administration publique avait poussé la province d’Ossétie du Sud à déclarer son indépendance en 1992.

En représailles contre la reconnaissance de cette indépendance par la Russie, la Géorgie ordonna la fermeture des bases russes sur son territoire. Ce qui se concrétisa en juillet et aout 2005.

Alors que la Géorgie est confrontée à une vague de froid sans précédent, une explosion criminelle, le 22 janvier 2006, la prive de son approvisionnement en gaz fossile russe. Dès le rétablissement de l’approvisionnement, la société russe Gazprom annonce une augmentation importante de ses tarifs.

À l’été de 2006, Moscou interdit l’importation des vins et eaux minérales géorgiennes alors que 86 % y étaient exportés.

Mais la goutte qui fait déborder le vase est la demande officielle d’adhésion de la Géorgie à l’Otan, présentée au sommet de l’Alliance atlantique à Bucarest du 2 au 4 avril 2008.

On doit savoir qu’au cours des négociations en vue de la réunification de l’Allemagne en 1989, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France avaient garanti verbalement à Moscou que l’Otan n’en profiterait pas pour s’étendre vers l’Est.

On le sait parce qu’au fil des années, les négociateurs occidentaux l’ont reconnu dans leurs mémoires ou dans des entrevues.

Strictement parlant, il ne s’agissait pas d’une promesse de l’Alliance atlantique elle-même, mais de trois pays qui ont droit de véto sur l’adhésion de tout nouveau pays membre à cet organisme.

Vladimir Poutine prend le pouvoir en Russie le 9 aout 1999. Dix-sept jours plus tard éclate la Deuxième guerre de Tchétchénie au cours de laquelle son pays lutte contre des salafistes sunnites.

Deux ans plus tard, le 11 septembre 2001, quand les États-Unis sont eux aussi confrontés au terrorisme islamique, Poutine y voit une occasion pour la Russie de se joindre à l’Otan afin de combattre une menace commune.

L’Otan proposera donc à la Russie et aux anciennes républiques soviétiques différents partenariats qui leur font croire à une adhésion éventuelle.

Ce qui sera le cas pour une bonne partie de ces pays alors que l’Otan s’agrandit vers l’Est en deux vagues successives (en 1999 et en 2004).

Mais en 2008, au Sommet de l’Otan de Bucarest, quand l’Alliance accepte de recevoir la demande d’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine, Vladimir Poutine réalise soudainement que les États-Unis se sont moqués de lui et que toutes les belles promesses qu’on lui a faites n’avaient que pour but de l’endormir pendant que l’Otan encerclait son pays d’ennemis militaires.

Ce sommet de l’Otan représente un cataclysme géopolitique. Il est à l’origine de la guerre russo-géorgienne (dont nous allons parler dans un instant), de la guerre russo-ukrainienne, du déclin économique actuel de l’Europe, de l’annexion définitive du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, et des débuts de la dédollarisation de l’économie mondiale, Tout cela favorisant l’émergence de la Chine en tant que première puissance mondiale.

On ne peut que mépriser ces néoconservateurs américains (aveuglés par leur anticommunisme primaire) qui ont refusé de saisir la main que leur tendait Poutine il y a deux décennies.

La guerre russo-géorgienne

À partir de 2004, l’austérité draconienne imposée par Mikheil Saakachvili avait permis au pays d’augmenter substantiellement ses dépenses militaires puisque cette austérité ne s’appliquait pas au ministère de la Défense. En 2007, le quart de tous les revenus de l’État géorgien servait à acheter de l’armement américain, israélien, tchèque, ukrainien et turc.

À cela s’ajoutaient les 74 millions$ d’armes que le Pentagone lui avait fournies, notamment pour combattre des terroristes tchétchènes (affiliés, dit-on, à Al-Qaïda) qui s’entrainaient dans la vallée géorgienne de Pankissi.

Quatre mois après le Sommet de Bucarest, des escarmouches éclatent entre la Géorgie et ses provinces sécessionnistes.

Cliquez sur la carte pour l’agrandir

Surestimant sa puissance, Mikheil Saakachvili lance l’armée géorgienne à la conquête de la province sécessionniste d’Ossétie du Sud.

Toutefois, depuis 1992, celle-ci était de facto un protectorat russe. Conséquemment, dès l’entrée des forces géorgiennes en Ossétie du Sud, la Russie réplique. En neuf jours, l’initiative géorgienne tourne à la catastrophe.

La Géorgie perd 150 chars d’assaut — dont une centaine capturés intacts par la Russie — une soixantaine de véhicules militaires, cinq avions et quatre hélicoptères. Et dans la mesure où cette guerre éclair se déroule également sur les côtes de la province géorgienne d’Abkhazie, la Géorgie y perd onze navires en mer Noire.

De son côté, les pertes subies par la Russie (limitées essentiellement à six bombardiers) n’ont pas affecté substantiellement son arsenal militaire.

Pour la Géorgie, l’année 2008 se résume donc à quatre évènements majeurs :
• la réélection de Mikheil Saakachvili à la présidence le 5 janvier,
• la présentation de la demande d’adhésion à l’Otan de la Géorgie au sommet de Bucarest, tenu du 2 au 4 avril, et
• la guerre russo-géorgienne du 7 au 16 aout,
• la crise financière mondiale qui atteint la Géorgie en fin d’année.

Après la Grande Récession de 2008, le second mandat présidentiel de Mikheil Saakachvili coïncida avec une importante perte de sa popularité.

En octobre 2012, son parti politique perd les élections législatives. Au cours des mois qui suivent, la cohabitation entre le président Saakachvili et le nouveau premier ministre pro-russe s’avère difficile; plusieurs personnalités du clan Saakachvili sont victimes d’une chasse aux sorcières et poursuivies par la justice.

En novembre 2013, dans un geste politique à la française, Saakachvili quitte la présidence avant d’avoir terminé son deuxième mandat… pour se réfugier aussitôt aux États-Unis.

Références :
Adjarie
Aslan Abachidze
Bataille des côtes d’Abkhazie
Bataille de Tskhinvali
Bidzina Ivanichvili
Court Finds ex-Defense Minister Guilty of ‘Organizing’ Torture, Sexual Abuse
Crise de la vallée de Pankissi
Crise des missiles de Cuba
Croix de Jérusalem
2002 en Géorgie
Économie de la Géorgie
Élections législatives géorgiennes de 2012
Géorgie (pays)
Géorgie : la cohabitation s’annonce difficile
Guerre russo-géorgienne
L’économie géorgienne : menaces au présent, poids du passé, incertitudes pour l’avenir
Le drapeau national de la Géorgie est le deuxième plus ancien au monde
L’expansionnisme toxique de l’Otan
Révolution des Roses
Saakachvili poussé à la démission
Tavisupleba

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