Stratégie industrielle du Québec : la panne d’idée de François Legault

Publié le 19 novembre 2025 | Temps de lecture : 6 minutes

Introduction

Sous le thème de l’avenir énergétique du Québec, le premier ministre du Québec participait la semaine dernière à l’émission Une époque formidable, animée par Stéphane Bureau.

À cette occasion, François Legault y est apparu charmeur et en pleine possession de ses moyens. Au cœur du débat, il y a notamment déclaré :

L’intelligence artificielle a besoin de centres de données. Les centres de données ont besoin d’électricité. Et il n’y en a pas aux États-Unis.

Le prochain siècle va être le siècle de l’énergie. Ça risque (sic) d’être le siècle du Québec. Parce qu’on a […] cette batterie, cette expertise d’Hydro-Québec que les autres n’ont pas.
[…]
Ce qu’on veut, […] c’est doubler la capacité [de nos barrages hydroélectriques] pour attirer plus, entre autres, de centres de données.

En premier lieu, il faut noter la constance de son point de vue à ce sujet; dès 2021, le gouvernement de la CAQ annonçait son désir de faire du Québec l’eldorado des centres de données.

D’autre part, après sept ans au pouvoir, François Legault n’a pas encore compris que, tout comme les fermes de minage de cryptomonnaie, les centres de données entrainent très peu de retombées économiques.

Ils ont besoin de main-d’œuvre au moment de la construction de leurs bâtiments. Mais une fois cela complété, ils sont hautement automatisés et donc, fonctionnent tout seuls ou presque.

Et puisque ces entreprises délocalisent leurs profits vers des paradis fiscaux, ils ne représentent pas une source intéressante de revenus pour l’État. Bref, fiscalement, c’est du bois mort.

De toute évidence, le premier ministre semble ignorer que c’est aux États-Unis, pourtant si pauvres en énergie selon lui, que se construisent les plus colossaux centres de données destinés à l’IA.

Ce qui devrait nous obliger à remettre en question le modèle de développement économique du Québec reposant un peu trop sur l’abondance de nos ressources hydroélectriques.

Colossus 2

Pour nous convaincre de la futilité des ambitions de la CAQ, il suffit de s’intéresser au cas du centre de données Colossus 2, construit plus tôt cette année à la frontière entre le Tennessee et le Mississippi.

On y trouve l’équivalent de cent-mille ordinateurs. À elle seule, l’usine a besoin d’une puissance de 1,2 gigawatt d’électricité, soit près de la moitié de la puissance combinée des centrales Manic-5 et Daniel-Johnson.

Puisque ni le Tennessee ni le Mississippi n’étaient en mesure de l’alimenter, Colossus 2 s’est doté de sa propre centrale thermique alimentée au gaz fossile. Le cout de cette infrastructure représente le cinquième du budget de construction de l’usine.

Il y a une décennie, le climat nordique du Québec et de l’Islande en faisait des lieux de prédilection pour l’implantation de centres de données.

Mais de nos jours, la densité des microprocesseurs dans une usine d’IA est telle que le simple refroidissement à l’air ne suffit plus. Il faut donc toute une canalisation d’eau froide qui vient les refroidir au plus près.

Environ le tiers de l’énergie nécessaire au fonctionnement de l’usine sert à climatiser ses microprocesseurs, c’est-à-dire à dissiper la chaleur produite par les deux autres tiers.

Pour ce faire, l’usine a besoin de 49 millions de litres d’eau par jour.

Puisque cela dépasse la capacité des usines d’épuration des villes environnantes, plutôt que de puiser dans les nappes phréatiques (qu’il aurait aussitôt asséchées), Colossus 2 a fait œuvre utile en se dotant de filtres — plus précisément, des plus grands bioréacteurs à membrane de céramique au monde — afin de traiter les eaux usées de la ville de Memphis.

Pourquoi pas le Québec ?

La question fondamentale à se poser est la suivante : alors que l’électricité du Québec est moins chère que celle de n’importe quel État américain, et même moins chère que celle produite par une centrale thermique au gaz fossile, pourquoi donc cette usine a-t-elle été construite à la jonction du Tennessee et du Mississippi.

Je n’ai pas de certitude à ce sujet.

Mon hypothèse est que pour les géants industriels qui investissent dans l’IA, celle-ci est une ressource stratégique qui sera aussi indispensable à l’avenir que l’électricité l’est aujourd’hui.

À la différence qu’une source d’énergie comme l’électricité peut être stockée dans des batteries. Par contre, on ne peut pas faire des réserves d’IA.

Ce qui signifie que toute interruption de services d’un centre d’IA entraine des conséquences immédiates et irréversibles. Bref, la fiabilité du fonctionnement de Colossus 2 est une priorité absolue.

Voilà pourquoi l’usine fonctionne partiellement en autarcie en contrôlant son approvisionnement en électricité, en eau et en refroidissement, et surtout en faisant en sorte qu’elle ne sera jamais exposée aux conséquences d’un arrêt de travail.

S’établir dans un État américain où le taux d’imposition est faible, où la population conservatrice est hostile à la syndicalisation et où la législation est répressive à l’égard des syndicats est sans doute plus avantageux aux yeux des dirigeants libertariens de l’usine que le prix de l’électricité dans une province canadienne où les lois anti-briseurs de grève sont les plus sévères en Amérique.

Au Québec, Amazon n’a pas hésité à fermer un centre de distribution de colis parce que ses employés se sont syndiqués. On peut donc penser que mettre la clé dans la porte d’un centre de données représentant un investissement de 50 milliards de dollars est une décision qu’aucun patron libertarien ne veut avoir à prendre.

À l’heure où les géants de l’informatique se perçoivent comme des entités supranationales, capables de mettre à genoux n’importe quel État, la priorité pour eux est de ne dépendre de personne, quitte à payer plus cher pour une énergie qui, de toute manière, est refilée à une clientèle captive.

Conclusion

Miser des centaines de millions de dollars sur la filière batterie était un pari risqué. Pour des raisons qui, largement, ne dépendent pas du premier ministre, cela s’est avéré un échec cuisant.

Pour redorer son blason, le premier ministre revient avec cette idée de faire du Québec l’eldorado des centres de données. C’était déjà une mauvaise idée autrefois.

Malheureusement, si le vin s’améliore en vieillissant, le vinaigre demeure toujours du vinaigre.

Complément de lecture : L’électricité accordée aux centres de données : du gaspillage ?

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Écrit par Jean-Pierre Martel


L’électricité accordée aux centres de données : du gaspillage ?

Publié le 10 février 2025 | Temps de lecture : 5 minutes

Introduction

Le 25 janvier dernier, une manchette du Journal de Montréal a attiré mon attention; ‘Intelligence artificielle: pas de nouveaux centres de données au Québec malgré les milliards de Trump’.

Ce que ce titre suggère, c’est que pendant que l’administration Trump débloque des milliards pour l’intelligence artificielle (IA), le Québec reste là à regarder passer le train.

Ordinateurs et IA : qui fait quoi ?

Le projet Stargate est une initiative de trois géants de l’informatique mondiale —  Oracle, la société de portefeuille SoftBank, et le groupe Open AI — dans lequel l’administration Trump a promis d’investir annuellement cent-milliards de dollars américains pendant quatre ou cinq ans.

D’après les informations rendues publiques, il semble que ces sommes ne serviront pas à développer l’IA elle-même, mais, dans un premier temps, à créer les infrastructures permettant d’exécuter et d’entrainer des modèles d’IA complexes.

Puis, en vue de l’utilisation massive de l’IA par le public, on créera en sol américain de pharaoniques centres de données qui alimenteront ses requêtes d’IA. Et il est possible que cet investissement serve également à assurer leur approvisionnement énergétique par la construction de minicentrales nucléaires.

Déjà, tous les logiciels de conception assistée par ordinateur, de traitement de texte ou de retouche photographique, par exemple, s’exécutent à la fois localement (sur l’ordinateur de l’utilisateur), et sur le serveur qui héberge sa version dématérialisée.

Lorsqu’un bouton ou un hyperlien change de couleur au passage du curseur de la souris, ce qui rend ce bouton suffisamment intelligent pour savoir qu’il doit alors changer d’aspect, c’est du code qui s’exécute localement.

Mais quand le logiciel aura besoin d’adresser une requête complexe d’IA, le serveur qui héberge sa version infonuagique transmettra cette requête aux ordinateurs surpuissants de Stargate.

Entre l’ordinateur infonuagique qui transmet une requête d’IA et le super-ordinateur qui l’exécutera, il y a le même rapport qu’entre l’employé d’un restaurant qui transmet votre commande au chef, et ce chef en cuisine qui prépare vos mets.

Et pour poursuivre cette analogie, le résultat de la requête qui apparait à l’écran est l’équivalent du mets qu’on dépose devant le client attablé du restaurant.

Les centres de données ‘ordinaires’

En 2021, le gouvernement de la CAQ souhaitait faire du Québec l’eldorado des centres de données.

Malheureusement, tout comme les fermes de minage de cryptomonnaie, les centre de données entrainent très peu de retombées économiques.

Ils ont besoin de main-d’œuvre au moment de la construction de leurs bâtiments. Mais une fois cela complété, ils fonctionnent tout seuls ou presque; ce sont de grands hangars dans lesquels on empile, du plancher au plafond, des milliers d’ordinateurs sur des étagères. Le tout est acheté en lot de l’Étranger (généralement de Chine).

Et ça roule avec très peu de personnel.

Entre vendre de l’électricité à des États américains — ce qui ne crée aucun emploi au Québec — et vendre la même chose à des centres de données qui en créent peu, c’est presque du pareil au même.

Toutefois, vendre de l’électricité à 3,98 cents du kilowatt-heure (le prix demandé par la CAQ à nos centres de données), et dézoner nos meilleures terres agricoles pour leur permettre de s’installer au Québec en dépensant le moins possible, on devrait faire cela quand on est très, très, très mal pris.

Il y a actuellement 52 centres de données en sol québécois, dont la moitié sont américains. Au total, ces centres consomment approximativement 153 MV d’électricité.

À titre de comparaison, le fabricant de batteries électriques Northvolt aurait eu accès à 360 MV (un peu plus du double) et son usine aurait employé trois-mille travailleurs.

Jusqu’ici, la CAQ a attribué des blocs d’énergie représentant 153 MV à des centres de données et encore plus, soit 287 MV, à des fermes de minage de cryptomonnaie.

Le résultat, c’est que le ministère de l’Économie a dû renoncer, par manque d’énergie, à des projets industriels majeurs totalisant 30 000 MV.

Références :
Critères d’attribution des blocs d’énergie: «On est dans le néant», déplore un entrepreneur
Intelligence artificielle: pas de nouveaux centres de données au Québec malgré les milliards de Trump
Le Québec se veut le nouvel eldorado vert des centres de données
Plus de 80% des centres de données ici appartiennent à des intérêts hors Québec
Stargate, le projet titanesque des États-Unis
Voici les gagnants des blocs d’énergie attribués par le ministre Fitzgibbon

Paru depuis : La face sombre des centres de données (2025-04-05)

Complément de lecture : Big tech’s new datacentres will take water from the world’s driest areas (2025-04-09)

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