Le sabotage des gazoducs Nord Stream par les États-Unis

14 février 2023

Avant-propos

Gagnant de plusieurs distinctions, dont le prix Pulitzer en 1970, le journaliste d’investigation Seymour Hersh a publié le 8 février un article qui explique comment les États-Unis auraient procédé, selon lui, pour obliger l’Allemagne à se sevrer de manière irréversible au gaz fossile russe.

Le texte qui suit résume sa thèse et en présente le contexte.

L’adoption du gaz fossile russe par l’Allemagne

En 2010, le nucléaire comptait pour environ le quart de la production électrique totale de l’Allemagne. À la suite de la catastrophe japonaise de Fukushima l’année suivante, l’Allemagne s’était donné une décennie pour fermer ses centrales.

Ses engagements internationaux en matière de réduction des gaz à effet de serre l’empêchaient de compenser cela par le recours accru au charbon comme combustible. L’Allemagne a donc investi massivement dans l’éolien et le solaire.

En raison de l’instabilité de la production électrique obtenue à partir de ces moyens, le pays adopta le gaz fossile comme moyen de stabiliser sa production électrique et comme source d’énergie privilégiée pour son industrie lourde.

À cette fin, l’Allemagne s’est tournée vers la Russie, deuxième producteur mondial, en raison de sa proximité et du prix de vente très bas de ses hydrocarbures (ce qui donnait à l’industrie lourde allemande un avantage compétitif).

Les États-Unis et Nord Stream 2

Le marché allemand étant convoité par les États-Unis (premier producteur mondial de gaz fossile), ces derniers ont exprimé leur opposition à la construction d’un premier gazoduc (Nord Stream 1) reliant directement la Russie à l’Allemagne.

Puis, dès novembre 2021, ils ont fait pression sur cette dernière pour qu’elle retarde le processus de certification du gazoduc Nord Stream 2.

Reliant lui aussi la Russie à l’Allemagne par le golfe de Finlande et la mer Baltique, ce gazoduc était destiné à accroitre l’approvisionnement de l’Allemagne en gaz fossile russe, sans toutefois être strictement nécessaire dans l’immédiat.

Deux semaines avant le début de l’invasion russe en Ukraine, le président américain déclarait :

« Si la Russie envahit [l’Ukraine], alors il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. […] Je vous le promets; nous serons en mesure de le faire.»

Au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, la certification de ce gazoduc fut refusée le 22 février 2022.

Dans un premier temps, ce refus n’empêcha pas l’Allemagne de continuer d’être approvisionnée par d’autres moyens, notamment par le gazoduc maritime Nord Stream 1, et par des gazoducs terrestres traversant la Pologne et l’Ukraine.

Pour les États-Unis, le sevrage allemand aux hydrocarbures russes était une pièce maitresse de la stratégie qu’ils entendaient déployer dans leur guerre économique et militaire contre la Russie.

En effet, tant que l’Allemagne dépendait du gaz russe, Washington craignait que ce pays hésite à adopter des sanctions économiques contre la Russie et à livrer des armes à l’Ukraine.

Le 1er mars 2022, une des premières sanctions américaines fut d’empêcher l’accès de la Russie au système SWIFT. Celui-ci facilite les flux financiers qui permettent, entre autres, aux banques russes d’encaisser le paiement des achats d’hydrocarbures par l’Europe (libellés en euros).

Le but de ce blocus financier était de faire en sorte que la Russie coupe l’approvisionnement en gaz à l’Allemagne pour non-paiement. Évidemment, d’autres pays européens étaient affectés, mais la cible américaine était principalement l’Allemagne.

Pour contourner ce blocus, Poutine décréta le 23 mars que le gaz russe se paierait dorénavant en roubles. Ce que l’Allemagne accepta quatre jours plus tard.

La Pologne, elle, refusa. Puisque la consommation de gaz russe se paie mensuellement, la Russie ferma le 26 avril le robinet du gazoduc Yamal-Europe qui approvisionnait la Pologne, privant indirectement l’Allemagne de ses approvisionnements par le biais de ce gazoduc.

Comble de malchance, le gaz russe destiné à l’Europe qui transitait par l’Ukraine fut détourné le mois suivant par l’armée d’occupation russe pour desservir les régions séparatistes de l’Est de l’Ukraine.

Les États-Unis et Nord Stream 1

Pour l’Allemagne, il restait heureusement Nord Stream 1. Mais les États-Unis avaient une autre carte dans leur jeu.

Les turbines et les compresseurs de tous les gazoducs au monde font périodiquement l’objet de maintenance et de réparations.

Or, pour des raisons inconnues, le conglomérat allemand Siemens avait décidé de confier imprudemment l’entretien des turbines de Nord Stream 1 à sa filiale canadienne.

Sous l’influence de la vice-première ministre canadienne (de descendance ukrainienne), le Canada refusa en juin 2022 de laisser partir les turbines remises à neuf au Canada, à la surprise des dirigeants allemands, soudainement conscients du piège qui se refermait sur eux.

Même si le Canada permit finalement en juillet 2022 aux turbines de quitter le pays vers l’Allemagne, il fut impossible de les acheminer en Russie.

Cette dernière exigeait que l’Allemagne, le Canada et la Grande-Bretagne lui garantissent que les turbines réparées au Canada ne seraient pas sabotées au cours de leur transit en Pologne et dans deux républiques baltes.

L’Allemagne échec et mat

En six mois, tout cela provoqua l’interruption de la fourniture directe du gaz fossile russe en Allemagne.

Par le jeu des vases communicants — celui du réseau de gazoducs qui sillonnent l’Eurasie — on estime qu’une bonne partie du gaz fossile que reçoit actuellement l’Europe est du gaz russe réacheminé par le biais de fournisseurs asiatiques.

Pour Washington, le sevrage imposé à l’Allemagne ne suffisait pas; il fallait qu’il soit irréversible.

La planification du sabotage

De mars à décembre 2021, Washington prétendait officiellement que l’armada que la Russie amassait aux frontières de l’Ukraine n’était qu’un bluff de Poutine.

Mais en décembre, l’administration Biden avait acquis la conviction que l’invasion de l’Ukraine par la Russie était imminente.

Au cours d’une réunion secrète tenue ce mois-là dans un édifice à proximité de la Maison-Blanche, Jake Sullivan, conseiller du président à la Sécurité nationale présenta un plan de destruction des gazoducs Nord Steam. Et ce, afin de donner suite à la volonté présidentielle exprimée secrètement bien avant la déclaration publique dont nous avons parlé plus tôt.

Toutefois, il était essentiel de tout mettre en œuvre pour que ce casus belli ne laisse aucune trace qui pourrait le relier aux États-Unis.

Le problème, c’est que cette partie de la mer Baltique est l’objet d’une surveillance étroite de la part de la marine russe en raison de son importance géostratégique

Ce sont les Suédois qui eurent la solution à ce problème.

Annuellement depuis 21 ans, l’Otan mène en juin un exercice militaire de grande envergure en mer Baltique.

Afin d’éviter un incident militaire qui pourrait dégénérer, il est coutumier pour l’armée russe de se tasser pour laisser la place aux armées occidentales. D’où l’idée de servir de cet exercice comme paravent à l’opération secrète de sabotage.

Conséquemment, du 5 au 17 juin 2022, un commando de plongeurs de la marine américaine a planté des explosifs à retardement qui, trois mois plus tard, allaient détruire les gazoducs Nord Stream.

Au cours des premiers mois de 2022, l’entrainement de ce commando eut lieu à Panama City.

Panama City est une ville américaine située au nord-ouest de la Floride. L’armée américaine y possède la deuxième plus vaste piscine interne du continent américain, après celle du spectacle ‘O’ du Cirque du Soleil.

C’est là qu’elle entraine ses plongeurs en vue de sauvetages en mer ou d’opérations de sabotage.

Les réactions au sabotage

Le 26 septembre 2022 eut lieu finalement le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, scellant le sevrage officiel et définitif de l’Allemagne au gaz fossile russe.

En principe, le sabotage délibéré d’un oléoduc est un casus belli, c’est-à-dire un acte considéré comme justifiant une déclaration de guerre.

Mais l’Allemagne est gouvernée par une coalition politique de trois partis minée par des dissensions internes.

Incapable de s’entendre à ce sujet, la coalition au pouvoir n’a pas osé protester, préférant encaisser la gifle plutôt que de menacer de guerre un coupable (encore inconnu) qui pourrait s’avérer être le pays responsable de sa sécurité militaire.

Dès l’annonce du sabotage, les États-Unis et l’Otan ont tenté de faire diversion en accusant la Russie d’en être responsable. En réalité, on voit mal pourquoi la Russie se serait donné la peine de saboter ses propres gazoducs quand il lui suffit de fermer de chez elle les robinets qui les approvisionnent.

Conclusion

Indépendamment de savoir si la thèse du journaliste Seymour Hersh est exacte, il est certain que ce sabotage a été commis par les États-Unis.

Ce pays est le seul qui, à la fois, avait intérêt à ce sabotage, possédait les moyens d’une opération d’une telle envergure, et avait le pouvoir de s’assurer que l’enquête suédo-danoise n’aboutisse à rien.

Le silence de la Suède était facile à obtenir. Pour adhérer à l’Otan, ce pays a besoin de la bénédiction des États-Unis. Si ces derniers lui ont demandé de confier l’enquête à des inspecteurs dont le quotient intellectuel est en deçà du seuil de détection, comment pouvait-elle refuser cette faveur à un si bon ami…

Références :
Baisse des livraisons de gaz russe en transit via l’Ukraine
BALTOPS
Électricité en Allemagne
How America Took Out The Nord Stream Pipeline
La guerre russo-ukrainienne et la vassalisation de l’Europe
L’Allemagne suspend la procédure de certification du gazoduc Nord Stream 2
Liste des pays par production de gaz naturel
Nord Stream : des explosions équivalant « à des centaines de kilos » de TNT
Nord Stream : une 4e fuite, l’OTAN dénonce des sabotages « irresponsables »
Poutine menace de couper le gaz si l’Europe ne paye pas en roubles
Renvoi de turbines en Allemagne : des ministres convoqués par un comité parlementaire
Sabotage des gazoducs Nord Stream
Si la Russie envahit l’Ukraine, “il n’y aura plus” de gazoduc Nord Stream 2
United States Navy Experimental Diving Unit
Yamal-Europe

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Écrit par Jean-Pierre Martel