Ukraine : l’histoire secrète de la révolution de Maïdan

Publié le 1 mars 2024 | Temps de lecture : 12 minutes

Introduction

Au moment de l’éclatement de l’URSS et de l’indépendance ukrainienne, en 1991, l’Ukraine était alors un pays relativement harmonieux.

De 1991 à 2014, le pays fut gouverné alternativement par des gouvernements pro-russes et pro-occidentaux, rappelant l’alternance au Québec entre le PLQ et le PQ.

L’élection de 2004 provoquera d’immenses manifestations auxquelles participèrent plus d’un demi-million de personnes et qui aboutirent au renversement du président élu frauduleusement et l’adoption d’une nouvelle constitution.

Les années qui suivirent marquèrent le retour de la paix sociale. Mais tout bascula définitivement en 2014.

Le contexte politique en 2014

En Ukraine, les élus le sont pour une durée de cinq ans.

À l’élection présidentielle de 2010, le candidat pro-russe — sous la bannière du Parti des Régions — avait été élu de justesse avec 48,95 % des votes (contre 45,47 % pour sa rivale pro-occidentale).

Deux ans plus tard, à l’élection législative de 2012, c’est également le Parti des régions qui obtint plus de sièges au parlement, sans toutefois en obtenir la majorité. La répartition des sièges fut la suivante :
Parti des Régions : 187 sièges,
Union panukrainienne ‘Patrie’ : 101 sièges,
Alliance démocratique ukrainienne pour la réforme : 40 sièges,
Parti communiste d’Ukraine : 32 sièges,
Svoboda (Liberté) : 37 sièges.

Pour redonner un second souffle au mouvement pro-occidental, l’Europe avait proposé à l’Ukraine un accord qui visait, à long terme, à paver la voie à son adhésion en bonne et due forme.

En 2013, au moment où l’Ukraine s’apprête signer cet accord, le pays est au bord de la faillite.

En novembre de cette année-là, il lui reste 18,79 milliards de dollars de réserves de change alors qu’elle doit bientôt rembourser sept-milliards de dollars à ses créanciers, dont la Russie (à qui elle doit dix-sept-milliards de dollars de gaz fossile impayé).

Depuis quelques mois, Vladimir Poutine offrait secrètement au gouvernement ukrainien la levée des barrières tarifaires entre l’Ukraine et la Russie, une baisse du prix de son gaz fossile, de même qu’un prêt de quinze-milliards de dollars. L’offre est irrésistible.

Le premier ministre ukrainien (désigné par le président) se tourne alors vers Bruxelles pour lui demander un prêt de vingt-milliards d’euros. Ce qui lui est refusé. En contrepartie, on lui promet vaguement une aide financière. Bref, rien de concret.

Conséquemment, le 21 novembre 2013, le président pro-russe annonce son refus de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Ce qui déclenche des manifestations dès ce jour-là sur la place de l’Indépendance (ou Maïdan), la plus importante place publique de Kyiv.

D’abord pacifiques, celles-ci dégénèrent entre le 30 novembre et le 8 décembre. Elles atteignent le maximum de leur violence entre le 18 et le 21 février 2014.

Jusque là, tant du côté des manifestants que celui des escouades anti-émeutes, personne n’utilise d’armes mortelles.

Pour éviter qu’au sein des forces de l’ordre, un policier pris de panique dégaine son arme et ne tue quelqu’un, ces escouades (en Ukraine comme en France et au Québec) sont équipées de canons à eau, de bombes assourdissantes, de matraques et d’armes à projectiles à mortalité réduite.

Ces dernières ont une force d’impact suffisante pour casser des dents ou des mâchoires, crever des yeux, et provoquer des commotions cérébrales. Mais elles tuent rarement.

Le 20 février, des manifestants et des policiers sont blessés ou tués par balles pour la première fois. Que s’est-il passé ?

L’opération du 20 février 2014

Traversée par un boulevard, Maïdan est une place allongée, aux extrémités arrondies, qui est bordée par des immeubles de prestige, dont des hôtels de luxe et des édifices gouvernementaux.

C’est sur cette place que depuis trois mois se réunissent quotidiennement des manifestants qui réclament le départ du président pro-russe.

Mais ce jour du 20 février fut différent des autres.

Place de l’Indépendance et hôtel Ukraina à l’arrière-plan

Venus surtout de l’ouest de l’Ukraine, c’est à l’hôtel Ukraina que logent les députés du parti Svoboda quand ils siègent au parlement.

Afin d’assurer la sécurité de ses députés dans le contexte insurrectionnel ambiant, ce parti avait confisqué l’hôtel le 25 janvier et en assurait la garde depuis.

Le hall de l’hôtel servait d’infirmerie pour les manifestants blessés.

Contrairement aux hôtels plus modernes dont les fenêtres sont scellées, les fenêtres à guillotine de l’hôtel Ukraina peuvent s’ouvrir afin de mieux admirer la vue sur la ville.

Simple manifestant (et non député), Ivan Bubenchik avait fait monter à sa chambre plusieurs caisses de balles de Kalachnikov la veille du 20 février.

Au 11e niveau de l’hôtel — le 10e étage au sens français du terme, c’est-à-dire en excluant le rez-de-chaussée — plusieurs tireurs avaient pris position dans des chambres réservées à des dirigeants du parti Svoboda.

De nombreux sympathisants néo-nazis, recrutés par ce parti dans son fief de l’ouest de l’Ukraine, avaient convergé armés vers cet hôtel la veille. Le lendemain, ils se posteront un peu partout dans des chambres en hauteur qui donnent sur la place de l’Indépendance.

Postés derrière la balustrade de l’Académie de musique (à droite sur la photo ci-dessus), des tireurs ont une vue encore plus dégagée sur la place. Ceux-ci proviennent principalement de Galicie orientale.

Tout comme l’Académie de musique, le Bureau de poste central de Kyiv est situé du côté ouest de la place de l’Indépendance, immédiatement de l’autre côté du boulevard qui la traverse. Or à l’époque, cet édifice est le quartier général du mouvement ultranationaliste Secteur Droit (Прáвий сéктор). Sur son toit, d’autres tireurs sont postés.

Pour terminer, au nord de la place, des tireurs étaient montés sur le toit de l’hôtel Kozatsky. Or cet hôtel est le poste de commandement des Patriotes d’Ukraine, un mouvement paramilitaire néo-nazi qui, plus tard en 2014, sera incorporé dans le bataillon Azov, principal responsable des exactions qui seront commises contre la minorité russe de l’Est de l’Ukraine.

Mais il y a plus. Parmi ces tireurs postés çà et là, on trouve des mercenaires provenant de Géorgie et de quelques pays baltes.

Lors du procès tenu en novembre 2021, ceux-ci témoigneront que les dirigeants de l’Union panukrainienne ‘Patrie’ et certains des chefs du mouvement de protestation leur avaient donné l’ordre de massacrer des manifestants et des policiers — en fait, de les dresser les uns contre les autres — afin d’empêcher le parlement ukrainien d’entériner l’entente intervenue entre le gouvernement minoritaire pro-russe et la Russie.

Toujours au cours de ce procès, d’autres témoins ont déclaré qu’ils avaient capturé des tireurs d’élite, mais que les organisateurs des manifestations avaient choisi de les libérer aussitôt sans donner de raison.

On peut s’étonner d’apprendre aujourd’hui que certains des chefs du mouvement de contestation étaient complices du massacre de la place de l’Indépendance.

Ceux-ci étaient des organisateurs politiques. Des gens habitués d’organiser des marches de protestation, des campagnes de financement, et de la mobilisation sur des réseaux sociaux.

Ces gens n’auraient jamais entrepris la contestation contre le régime du président pro-russe s’ils avaient su dès le départ que cela finirait par un bain de sang commis grâce à leur complicité.

Mais de fil en aiguille, on finit par consentir à des actes désespérés lorsqu’on les présente comme un sacrifice destiné à sauver la patrie.

Le massacre

Après avoir été chassés de la place de l’Indépendance dans la nuit du 29 au 30 novembre 2013, les manifestants y étaient revenus plus nombreux et décidés de l’occuper jour et nuit.

Quand le jour du 20 février se lève sur cette place, des camps de fortune et des barricades ont été érigés un peu partout. Et depuis plusieurs semaines, ceux qui s’y trouvent effectuent un va-et-vient entre leur logement et la place afin de se laver et d’apporter des vivres.

Dès le lever du jour, les tireurs postés sur l’un ou l’autre des dix-huit édifices contrôlés par les forces de l’opposition se mettent à tirer à la fois sur les manifestants et les policiers.

Or ces derniers n’ont pas la permission de tirer avec des balles réelles. Ils répliquent avec ce qu’ils ont.

Il faudra un certain temps aux manifestants pour réaliser que les claquements qu’ils entendent ne sont pas ceux émis par l’arsenal habituel des escouades antiémeutes et que les tirs proviennent d’ennemis retranchés dans les hauteurs de la place. Mais pour ces manifestants, c’est du pareil au même; ils présument que ces tireurs sont de l’escouade antiémeute.

Pris au piège, policiers et protestataires tentent séparément de se protéger comme ils peuvent.

Entre 5h30 et le retrait des policiers (de 8h50 à 9h00), 4 policiers avaient été tués et 39 autres avaient été blessés.

Après le retrait des policiers, un autobus transportant des renforts (15 à 20 policiers équipés entre autres de Kalachnikovs) est venu permettre l’évacuation des policiers coincés à l’hôtel Zhovtnevyi.

Au cours de cette opération de sauvetage, trois manifestants ont été tués. Toutefois, l’examen des vidéos démontre que les moments où les manifestants ont été tués ou blessés ne coïncident pas avec les moments où ces armes étaient pointées vers eux par les policiers.

C’est seulement à 10h37 que les policiers reçurent la permission de tirer avec des balles réelles. Bien après que l’immense majorité d’entre eux eurent quitté les lieux.

Chez les protestataires, le bilan du massacre du 20 février se solde par 49 tués et 157 blessés.

Conséquences politiques du massacre

Le massacre de la place de l’Indépendance a enlevé toute légitimité au pouvoir du président Yanukovych (le président pro-russe dont on parle depuis le début).

Interdire des manifestations, cela s’est vu récemment en France et, à l’occasion, dans bien d’autres pays démocratiques. Mais massacrer son propre peuple, c’est la caractéristique des tyrans.

Si bien que même des députés de son propre parti (le Parti des Régions) se joignirent aux partis de l’opposition pour exiger sa démission.

Le soir du 21 février, le commandant des tireurs de l’hôtel Ukraina adresse par vidéo au président pro-russe l’ordre de démissionner d’ici 10h le lendemain matin. À défaut de quoi il lancera un assaut contre lui.

Le lendemain, le président pro-russe avait quitté le pays.

Une opération orchestrée par qui ?

Tôt le matin du 20 février, un dispositif meurtrier de grande envergure s’est déployé, préparé de longue date, et qui nécessitait la concertation d’un grand nombre d’acteurs d’idéologie apparentée.

Ceux-ci ont été convaincus de mettre de côté leurs rivalités politiques et leurs conflits de personnalités afin de servir une grande cause; un coup d’État destiné à empêcher un accord économique avec la Russie.

Dans leur témoignage lors du procès de novembre 2021, les mercenaires géorgiens ont non seulement incriminé les dirigeants du principal parti d’opposition et les organisateurs des manifestations sur la place de l’Indépendance, mais également d’anciens dirigeants anticommunistes de leur pays, la Géorgie.

Un seul organisme est capable de fédérer tous les grands partis d’opposition et recruter, directement ou indirectement, un grand nombre de tireurs d’élite provenant d’un territoire s’étendant de l’ouest de l’Ukraine à la Géorgie, en passant par les pays baltes.

Cet organisme est la CIA. Tout, ici, porte sa griffe. C’est le même mode opératoire que le recours aux Contras pour renverser le régime sandiniste au Nicaragua.

Depuis 2004, les États-Unis n’ont eu de cesse que de manipuler le peuple ukrainien afin de le convaincre de devenir un ennemi militaire de son puissant voisin et de faire fi de l’avertissement de Poutine selon lequel entreprendre une démarche visant à l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan serait un casus belli.

S’appuyant sur les partis politiques et les mouvements les plus racistes d’Ukraine, les États-Unis ont mené ce pays à la ruine en le poussant à la guerre dans le dessein d’affaiblir l’armée russe.

Maintenant que l’Ukraine est à bout de souffle, les États-Unis laissent tomber ce pays comme un citron pressé…

Références :
Élections législatives ukrainiennes de 2012
La nostalgie nazie en Ukraine
L’engrenage ukrainien
Le problème du nazisme en Ukraine
The “snipers’ massacre” on the Maidan in Ukraine
Tirs de balles de plastique : attend-on de tuer quelqu’un ?

Paru depuis : Ukraine war briefing: Washington clears Azov brigade for US weapons and training (2024-06-12)

Complément de lecture : Ukraine et Russie : l’échec cuisant de Victoria Nuland

Pour consulter tous les textes de ce blogue consacrés à la guerre russo-ukrainienne, veuillez cliquer sur ceci.

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5 commentaires à Ukraine : l’histoire secrète de la révolution de Maïdan

  1. André joyal dit :

    Au moins une fois par semaine — encore aujourd’hui, voir la chronique de Christian Rioux — dans les commentaires aux chroniques du Devoir en version électronique, Cyril Dionne soutient, envers et contre tous, ce que vous affirmez ici.
    Comme vous m’êtes très crédible, je vais donc prêter foi dorénavant aux affirmations de Monsieur Dionne concernant Maïdan 2014

    • Jean-Pierre Martel dit :

      Après avoir pris connaissance de votre commentaire publié ici, je me suis empressé d’aller lire le texte de Christian Rioux, de même que les réactions qu’il a suscitées.

      Je n’ai rien à ajouter si ce n’est de vous remercier pour m’avoir cité. Ce qui me vaut une belle publicité gratuite.

      Merci donc.

  2. André joyal dit :

    « Maintenant que l’Ukraine est à bout de souffle, les États-Unis laissent tomber ce pays comme un citron pressé…»

    Biden se débat comme un diable dans l’eau bénite.

    Les Républicains c’est pas TOUS les USA.

  3. André joyal dit :

    J’attends votre réponse, car Biden est bel et bien américain.

    • Jean-Pierre Martel dit :

      Je n’ai pas répondu à votre deuxième commentaire parce que je veux intervenir minimalement sur ce blogue et, du coup, laisser les gens s’exprimer.

      Lorsque je parle des États-Unis, je ne parle pas spécifiquement de son président; je parle ici de son gouvernement. Or le résultat des uns et des autres, c’est que l’Ukraine ne reçoit plus rien de son principal fournisseur d’armement.

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