Bilinguisme des magistrats : la capitulation du ministre Simon Jolin-Barrette

9 décembre 2023

Introduction

De 2016 à tout récemment, Me Julie Rondeau était juge en chef de la Cour du Québec. À ce titre, c’est elle qui coordonnait et répartissait le travail des juges en plus de voir à l’allocation des ressources afin d’assurer la bonne marche de la justice sous son autorité.

En janvier 2022, elle ordonnait une grève du zèle des magistrats en chambre criminelle, c’est-à-dire des juges qui président aux procès intentés en vertu du Code criminel canadien.

Jusque là, ceux-ci siégeaient deux jours sur trois, l’autre étant consacré à la rédaction de leurs décisions. La directive de la juge Rondeau, c’était de ne siéger que la moitié du temps, une mesure destinée à accentuer la thrombose judiciaire actuelle.

Signalons qu’ailleurs au Canada, les juges des Cours criminelles siègent 80 % du temps.

La juge Rondeau voulait ainsi forcer le gouvernement de la CAQ à nommer davantage de juges bilingues.

Dans un premier temps, le ministre de la Justice et la juge Rondeau en sont arrivés à une entente provisoire où les juges siégeaient un peu plus souvent en contrepartie de quelques juges bilingues de plus.

L’aplatissement du ministre

Plus tôt cette semaine, on apprenait que le ministre de la Justice et le nouveau juge en chef de la Cour du Québec avaient résolu définitivement leur conflit quant à l’exigence du bilinguisme chez les candidats à la fonction de juge.

À sa sortie de l’Assemblée nationale, le ministre déclarait triomphalement :

[Cette entente] vient garantir que n’importe quel avocat ou notaire qui va accéder à la magistrature n’est pas obligé de maitriser la langue anglaise. Donc, la langue anglaise ne constitue pas une barrière pour être juge.

Vraiment ?

En l’an 2000, dans tout le Québec, un seul appel de candidature au poste de magistrat exigeait la connaissance de l’anglais. Un seul dans tout le Québec.

De manière générale, l’exigence du bilinguisme était rare avant l’accession au pouvoir du gouvernement libéral de Jean Charest en 2003. Cette exigence s’est généralisée avec le retour de ce parti au pouvoir en 2014 sous la direction de Philippe Couillard.

Si bien que de nos jours, la proportion de juges bilingues au Québec atteint 87,9 %.

En vertu de cette nouvelle entente, 90 % des juges devront obligatoirement maitriser la langue de Shakespeare dans tous les tribunaux montréalais relevant de la Cour du Québec, tant en chambre criminelle et pénale qu’en chambre de la jeunesse et en chambre civile.
 

 
Cette entente est une capitulation du ministre puisqu’elle pérennise définitivement la bilinguisation à outrance du système judiciaire québécois instaurée par le Parti libéral du Québec.

En plus de la région métropolitaine, les régions les plus nordiques du Québec faisaient partie du litige. Dans ces régions, les Inuits (autrefois connus sous l’appellation d’Eskimos) ont l’anglais comme langue seconde puisqu’ils n’ont connu que la colonisation anglaise.

Ce que les peuples autochtones réclament, ce n’est pas qu’on leur accorde l’immense privilège de pouvoir s’adresser à la Cour dans la langue de leur colonisateur anglais, mais le droit de témoigner dans leur langue maternelle. Ce qui permettrait aux enfants (généralement unilingues) d’être entendus.

À défaut de nommer des avocats autochtones à la magistrature, la solution de rechange la plus appropriée est de permettre aux Inuits de s’adresser à la Cour par l’intermédiaire d’un traducteur. C’est probablement ce qui se fait déjà.

Conséquemment, la langue du juge n’a pas d’importance. Ce qui compte, ce sont les langues parlées par les traducteurs.

Or parmi les centaines de Québécois qui travaillent dans ces régions, il est impossible qu’il n’y en ait aucun qui soit apte à traduire du français à l’inuktitut (la langue des Inuits) et vice-versa.

L’objectif des juges ultra-fédéralistes de la Cour du Québec, ce n’est pas de faciliter l’accès des Inuits à la Justice, mais de poursuivre l’assimilation anglaise des Autochtones à laquelle Ottawa travaille depuis le milieu du XIXe siècle.

Une violation de l’esprit de la Loi 101

La bilinguisation mur-à-mur des milieux de travail sous le prétexte que cela est plus simple pour les gestionnaires de personnel est précisément ce que voulait interdire la version originelle de la Loi 101, celle adoptée par le Parti Québécois.

Il est difficile d’imaginer que le ministre de la Justice, avocat de formation, ait pu s’entendre avec le juge en chef de la Cour du Québec pour violer le texte de la Loi 101.

On doit donc présumer que leur accord est compatible avec ce qui reste de la Loi 101 (adoptée en 1977), après que des pans entiers eurent été invalidés par la Canadian Constitution (adoptée en 1982 justement en réaction à la Loi 101).

La langue des procédures criminelles

Les deux branches du droit canadien sont le droit civil et le droit criminel. Le premier vise à régler des conflits entre des particuliers alors que le second vise à punir des comportements antisociaux.

C’est le parlement canadien qui légifère en matière criminelle alors que c’est l’Assemblée nationale du Québec qui légifère en matière civile.

L’article 133 du British North America Act (adopté par Londres en 1867) autorise les témoins, les avocats et les juges à s’exprimer dans la langue de leur choix au cours des procès criminels qui se déroulent au Québec.

La version anglaise de cet article (la seule version officielle) se lit comme suit :

Either the English or the French language […] may be used by any person or in any pleading or process in or issuing from […] any of the courts of Quebec.

Une des règles d’interprétation des lois est que le législateur ne parle pas pour rien. Donc même si, strictement parlant, l’article 133 consacre le droit du juge de parler sa langue à lui, puisque cet article permet à l’accusé de s’exprimer dans une autre langue, il va de soi que le juge doit être capable de comprendre ce qu’il dit. Directement ou par le biais d’un interprète.

Dans son domaine de compétence constitutionnelle, le gouvernement canadien a accordé en 1985 à chaque personne accusée en vertu du droit criminel (peu importe la province), le droit d’être jugé par un magistrat qui parle sa langue (s’il s’agit d’une des deux langues officielles du pays).

Contrairement à ce qu’on dit souvent, l’article 530 du Code criminel canadien n’oblige pas le plaidoyer des avocats ni la décision du tribunal d’être dans la langue de l’accusé : tout ce qui est exigé, c’est que dans les causes criminelles, le juge ‘parle’ la langue de l’accusé. Rien n’exige de lui qu’il ait une connaissance avancée de cette langue. Il n’est même pas nécessaire qu’il sache l’écrire.

À part le Nouveau-Brunswick (qui est un cas particulier), aucune province anglophone n’a cru bon bilinguiser sa magistrature mur-à-mur au cas où un accusé francophone se pointerait quelque part à demander un procès dans sa langue.

Au Canada anglais, si l’accusé exprime sa préférence d’être jugé en français au moment de sa comparution, le magistrat qui reçoit cette demande réfère la cause à un collègue qui en est capable si lui ne le peut pas.

Au Québec, la juge en chef de la Cour du Québec (de qui dépendent, entre autres, toutes les chambres criminelles) a préféré exiger le bilinguisme de tous les juges sous son autorité. Ce qui est plus simple pour elle car cela lui permet d’attribuer paresseusement les causes au hasard puisque tous ses magistrats possèdent les compétences requises, tant en anglais qu’en français.

Malheureusement, cela est contraire à l’esprit de la Loi 101. Pour la Charte de la langue française, l’exigence du bilinguisme ne se justifie que lorsque cela est nécessaire. Et non quand c’est simplement plus commode pour l’employeur.

La langue des procédures civiles

Contrairement à ce qu’on pense, dans les causes civiles (et non criminelles), il n’existe pas au Canada de droit constitutionnel d’être jugé dans sa langue ailleurs qu’au Nouveau-Brunswick.

En 2013, la Cour suprême du Canada a reconnu le droit des tribunaux de Colombie-Britannique d’exiger la traduction anglaise de tous les documents en français qui leur sont soumis à titre de preuves.

Dans son jugement, le plus haut tribunal du pays écrit :

La Charte [canadienne des droits et libertés] n’oblige aucune province, sauf le Nouveau-Brunswick, à assurer le déroulement des instances judiciaires dans les deux langues officielles. Elle reconnait l’importance non seulement des droits linguistiques, mais aussi du respect des pouvoirs constitutionnels des provinces.
[…]
[Or] les provinces ont le pouvoir constitutionnel de légiférer sur la langue utilisée devant leurs tribunaux, un pouvoir qui découle de leur compétence en matière d’administration de la justice.

La législature de la Colombie-Britannique a exercé ce pouvoir [en prescrivant] le déroulement des procès civils en anglais, [ce qui vaut] aussi pour les pièces jointes aux affidavits déposés dans le cadre de ces instances.
[…]
Il n’est donc pas contraire à la Charte [canadienne des droits et libertés] que la législature de la Colombie-Britannique décide que les instances judiciaires se déroulent uniquement en langue anglaise dans cette province.

En effet, les rédacteurs de la constitution canadienne auraient pu décider de consacrer explicitement le droit fondamental d’être jugé dans sa langue, même dans les causes civiles. Ils ont préféré s’en abstenir, s’en remettant plutôt au pouvoir discrétionnaire des provinces.

C’est ainsi que depuis son accession à la magistrature québécoise (grâce à Ottawa), la juge fédérale Karen Kear-Jodoin rend presque tous ses jugements dans sa langue maternelle, l’anglais.

Elle le fait même dans les causes où tous les avocats et tous les témoins se sont exprimés en français, et lorsque tous les documents soumis en preuve sont rédigés dans la langue de Molière.

Étant donné qu’il est légal au Québec de rendre justice en anglais dans des causes où l’accusé est unilingue français — l’inverse ferait scandale au Canada anglais — et puisque même la Loi 101 n’y peut rien, il faut recourir à des moyens plus efficaces pour s’opposer à la bilinguisation à outrance de la Justice québécoise.

La solution ultime

Pour aller au-delà de la Loi 101 — qui est déjà en elle-même une loi supra-législative — il faut que le législateur précise sa volonté dans la Constitution du Québec.

Contrairement à la Canadian Constitution de 1982, celle du Québec peut être amendée par un vote des deux tiers des députés de l’Assemblée nationale, ce qui lui confère une faculté d’adaptation face à l’avenir dont la Canadian constitution de 1982 est incapable.

Notre constitution devrait statuer que dans toutes les causes civiles, la Justice devrait être rendue au Québec en français. Comme elle l’est en anglais dans toutes les autres provinces du pays (sauf le Nouveau-Brunswick).

Ce qui signifie qu’elle doit accorder aux juges le pouvoir d’exiger la traduction française de tout document soumis dans une autre langue. Comme la Colombie-Britannique exige déjà la traduction anglaise des documents soumis à ses tribunaux.

De plus, à l’issue des causes civiles, tous les jugements devraient être rendus en français (sauf évidemment les passages où sont citées des lois ou de la jurisprudence en anglais). Pourquoi ? Grâce à l’Intelligence artificielle, la traduction effectuée par Google Translation dépassera bientôt en qualité et en exactitude celle de n’importe quel traducteur professionnel.

Et surtout, le Québec devrait étendre le droit de témoigner dans sa langue à chacun des onze peuples autochtones du Québec… quand il s’agit d’une cause civile. Pour ce faire, il suffira à l’accusé, au moment de sa comparution, d’exprimer sa préférence et le système judiciaire fera appel à sa banque de traducteurs pour assurer à l’accusé le droit de témoigner dans sa langue et de comprendre ce qui se passe grâce à la ‘traduction simultanée’ qui lui est offerte.

Conclusion politique

Puisque l’immigration massive voulue par Ottawa au cours des prochaines années représente un péril mortel pour le Québec, on peut s’étonner que seuls 19 % d’entre nous jugent que François Legault devrait s’attaquer en priorité au déclin du français.

En réalité, c’est beaucoup.

Quand la majorité des Québécois peinent à boucler leur budget, quand un Québécois sur dix fréquente les banques alimentaires, quand des millions de locataires craignent d’être victimes d’une rénoviction, quand un nombre record de dix-mille sans-abris (dont trois-mille femmes) couchent çà et là dans nos villes, quand le tambour de la guerre résonne partout, il est extraordinaire qu’il y ait encore des gens pour se soucier du péril abstrait que représente l’extinction du peuple francoQuébécois.

Toutefois, ce modeste 19 % pourrait faire la différence entre la réélection de la CAQ et l’élection d’un nouveau gouvernement péquiste.

Si le premier ministre veut un troisième mandat, il faudra qu’il nous donne des raisons de voter pour lui. Or personne ne pouvait prévoir la capitulation honteuse de celui qui était perçu jusque-là comme le chef de l’aile nationaliste de la CAQ.

L’entente intervenue entre le ministre Simon Jolin-Barrette et le juge en chef de la Cour du Québec est en dessous de tout; cette entente pérennise la bilinguisation à outrance de l’appareil judiciaire québécois voulue par le régime hyperfédéraliste de Philippe Couillard.

Dans le contexte actuel, le message de la CAQ est le suivant; ne comptez pas sur nous pour assurer la survie du français au Québec. Si cette survie vous préoccupe, votez péquiste !

Références :
Bilinguisme chez les juges : le ministre de la Justice et la Cour du Québec s’entendent
Bilinguisme chez les juges: Québec essuie un nouveau revers face à la juge Rondeau
Être condamné dans une langue qu’on ne comprend pas
La juge en chef remporte la première manche contre Québec
L’esprit de caste de la juge Lucie Rondeau
Multiplication des postes de juges bilingues depuis 15 ans au Québec
Réforme de la juge Rondeau : 9000 causes criminelles en péril, selon Québec

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Écrit par Jean-Pierre Martel