Microagressions (du peintre congolais Mode Muntu)
La leçon de cinquième
En première année du primaire, j’étais le dernier de ma classe. En quatrième année, j’étais devenu parmi les trois meilleurs. Et en cinquième, j’étais le numéro un.
Mon institutrice était alors sœur Pierre-de-Bethsaïde. Celle-ci nourrissait une dévotion spéciale pour saint Joseph.
À l’avant de la classe, près d’une grande fenêtre, il y avait en coin une petite tablette triangulaire sur laquelle cette religieuse avait placé une statue de son saint préféré.
Chaque jour, elle lui demandait la même faveur; de faire en sorte que le lendemain soit ensoleillé.
En début d’une journée pluvieuse, elle grondait publiquement la statue, la retournait vers le coin, mettant ainsi saint Joseph en pénitence.
Cette religieuse m’aimait beaucoup.
Quand j’étais bon élève, elle s’adressait à moi en disant d’un air extasié : ‘Ah ! Mon p’tit prince de Galles’.
Mais quand je n’avais pas appris correctement mes leçons, elle fronçait les sourcils et me traitait d’espèce de prince de Galles.
Dès l’âge de dix ans, je découvrais la relativité du langage, qu’une même épithète puisse être péjorative ou flatteuse selon le contexte. Tout dépendait du ton. Et surtout, de l’intention de la personne qui l’utilise.
Parce qu’en réalité, les mots ou les gestes offensants ne sont que des conventions sociales. Si tous les hommes efféminés partaient à rire lorsqu’on les traite de ‘fifs’, on les qualifierait autrement.
Toute insulte qui perd son pouvoir offensant devient inutile.
Le mot en ‘n’
Pendant des siècles, les ‘Blancs’ américains ont utilisé l’épithète n… pour insulter ou dénigrer les ‘Noirs’.
Autrefois, l’équivalent français n’était pas une insulte. Voilà pourquoi l’auteur haïtien Dany Laferrière a écrit en 1985 un roman intitulé ‘Comment fait l’amour avec un n… sans se fatiguer’.
Vingt ans plus tard, je ne suis pas convaincu que chez les jeunes Québécois de descendance haïtienne, ce mot soit demeuré tout aussi inoffensif.
Au fil du temps, sous l’influence du cinéma américain, le mot s’est chargé d’un sens péjoratif, soit celui qu’il possède au sud de nos frontières.
Car toute langue évolue.
On aura beau reprocher aux Américains de vouloir nous faire éprouver la culpabilité de leur lourd passé esclavagiste, cela ne change pas le fait que le mot puisse offenser certaines personnes qui l’entendent.
Or il n’appartient pas aux gens au teint pâle d’en juger. Seuls ceux qui ont la peau très pigmentée peuvent distinguer l’intention offensante de ceux qui les traitent ainsi.
Bref, il y a tellement de synonymes en français que si une épithète blesse des gens, il suffit d’utiliser un autre mot à la place. Pourquoi insister ?
Quand doit-on l’utiliser quand même ?
Dimanche dernier, à l’émission ‘Tout le monde en parle’, un chanteur hip-hop qualifiait de maladresse le choix du titre ‘N… blancs d’Amérique’ par Pierre Vallières, comme si ce livre portait, littéralement, sur les ‘Noirs’ albinos des États-Unis.
En réalité, quand l’auteur écrit son essai séditieux, il est incarcéré aux États-Unis parmi des Black Panthers américains (avec lesquels il fraternise).
Son titre fait une analogie entre l’exploitation des ‘Noirs’ américains et celle de la classe ouvrière québécoise de l’époque. Pour ses compagnons de cellule, il mène fondamentalement le même combat qu’eux.
Penser que Pierre Vallières aurait dû choisir un autre titre, c’est n’avoir rien compris aux propos de l’auteur; si Pierre Vallières s’était toujours soumis à la rectitude politique, on ne l’aurait pas emprisonné. Et qui se rappellerait de lui ?
Dernièrement, à l’université d’Ottawa, une professeure d’histoire et de théorie de l’Art a mentionné le mot en ‘n’ comme exemple de transformation d’une insulte en marqueur identitaire par des ‘Noirs’ américains.
Le tollé déclenché par cet exemple parmi des internautes (principalement anglophones) est typique du manque de culture de notre époque.
Contribuer à un torrent de haine contre cette enseignante sous le prétexte qu’elle est coupable d’une ‘microagression’, c’est faire preuve de peu de jugement.
C’est également typique des gens qui cherchent à donner un sens à leur vie et qui s’enflamment pour la moindre cause.
Se sont-ils donné la peine de chercher à comprendre le sens de la démarche intellectuelle de cette professeure ?
L’enseignement universitaire est inutile s’il se limite à renforcer les préjugés des étudiants; les médias sociaux s’en chargent déjà.
Le propre de la culture est d’élargir l’esprit. À sa manière, l’enseignement universitaire y contribue.
Imaginez des élèves qui entreraient à l’université avec la conviction que la terre est plate et qui en ressortiraient plus convaincus que jamais que c’est vrai; on devrait en conclure que l’université a failli à sa mission.
Références :
Dany Laferrière sur le « mot en n » : « Un tel mot va plus loin qu’une douleur individuelle »
L’invention des races humaines
Reappropriation
Silence à CBC, prudence à Radio-Canada
Pour compléter la réflexion, cela vaut la peine d’écouter le segment de l’émission de dimanche soir de Serge Bouchard “le boutte du boutte”.
Bannir des mots est un faux combat. Les mots évoluent avec le temps (Sauvages, Indiens, Amérindiens, Autochtones; les vieux sont devenus des aînés, les aveugles des non-voyants etc.) sans que leur réalité change.
Tout est dans le ton et les intentions. Oui on peut blesser et agresser avec des mots. On doit tenter de respecter les sensibilités des gens mais bannir les mots ne règlera pas le problème. On a besoin des mots pour comprendre et changer graduellement les choses, travailler à une plus grande équité sociale.
Le texte de Boucar Diouf dans La Presse de samedi donne aussi un bon éclairage sur le sujet.