Le cout de la dé-Merkellisation de l’Allemagne

Le 8 août 2022


 
L’ouverture à l’Est

Née en 1954, Angela Merkel avait vécu presque toute sa vie en Allemagne de l’Est lorsqu’elle assiste, à titre de jeune politicienne, à la réunification de l’Allemagne (en 1989-1990) et à la dislocation de l’URSS en 1991.

Au moment où les deux Allemagnes se fusionnent, l’économie de sa partie occidentale est très prospère alors que sa partie orientale est en piteux état en raison d’un désinvestissement chronique.

Cette dernière sera donc un bassin de main-d’œuvre compétente et à bon marché pour la première.

De plus, aux yeux de la nouvelle classe politique allemande — au sein de laquelle Mme Merkel occupe diverses fonctions ministérielles — la Russie ruinée représente une occasion d’affaires.

En 1991, le parlement russe adopte un ambitieux plan de privatisation de son économie. Profitant des lacunes du droit des affaires, des proches du pouvoir font main basse — à partir de fonds dont on ignore la provenance — sur les fleurons de l’économie russe.

C’est ainsi que Mikhaïl Khodorkovski a payé en 1996 la somme de 309 millions de dollars pour Ioukos, la quatrième plus importante compagnie pétrolière au monde, dont la valeur réelle dépassait vingt-milliards de dollars.

Tout occupée à investir dans l’ancienne Allemagne de l’Est pour y hausser le niveau de vie, la classe politique allemande n’a pas incité ses industriels à participer au pillage économique de la Russie.

Toutefois, la stratégie industrielle allemande fut d’ouvrir le marché allemand aux nouveaux riches russes à la condition que les industriels allemands aient accès à du gaz fossile, du pétrole et des ressources minières à des prix défiant toute concurrence.

Et comment inciter les Russes à offrir tout cela à des prix d’ami ? En leur promettant le financement des infrastructures nécessaires à l’exportation de leur production.

Les nouveaux oligarques russes trouvèrent donc en Allemagne une source d’enrichissement personnel presque illimité. Et d’autre part, l’industrie allemande acquérait un avantage compétitif.

Mais la motivation des dirigeants allemands dépassait le cadre limité du calcul économique et même celui des préoccupations environnementales (puisque bruler du méthane crée moins de gaz à effet se serre qu’utiliser du charbon ou du pétrole).

Pacifier par l’intégration

Pendant des siècles, les empires européens se sont fait la guerre en dépit des mariages dynastiques qui avaient précisément pour but de les empêcher.

Quant aux alliances militaires, contrairement à ce qu’on pense, elles sont belligènes.

La Première Guerre mondiale a été déclenchée à la suite d’un fait divers; l’assassinat du prince héritier de la dynastie austro-hongroise à Sarajevo en 1914.

Un mois plus tard, l’Empire austro-hongrois déclarait la guerre à la Serbie.

Mais en raison de tout un réseau complexe d’alliances militaires bilatérales, bientôt l’Europe entière fut mise à feu et à sang.

C’est le développement de liens commerciaux et plus précisément l’intégration économique qui diminue les risques de guerre. Quand deux pays ne peuvent plus se passer l’un de l’autre, ils trouvent le moyen d’apaiser leurs divergences par la diplomatie.

Ce que font incidemment les partenaires sexuels…

L’exemple franco-allemand

La France et la Prusse (alliée à une bonne partie des principautés allemandes) se sont fait la guerre en 1870. Elles étaient ennemies en 1914-1918. Puis de nouveau en 1939-1945.

Le 9 mai 1950, alors que les haines suscitées par la Deuxième Guerre mondiale étaient encore vives, Robert Schuman, en sa qualité de ministre français des Affaires étrangères, propose à l’ennemi d’hier de placer l’ensemble de la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous l’autorité d’un organisme supranational.

Cette déclaration aboutit l’année suivante à création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ancêtre du marché commun européen.

De nos jours, l’intégration économique entre ces deux pays est telle qu’une guerre entre eux est impossible. En exagérant à peine, on pourrait dire que la France et l’Allemagne forment une fédération sans gouvernement central où sont réunies une province occidentale dirigée par un président français, et une province orientale dirigée par un chancelier allemand.

Le résultat, c’est que non seulement ces deux pays vivent en paix depuis sept décennies, mais tous les conflits européens qui sont survenus au cours de cette période l’ont été hors du marché commun.

C’est cela que Mme Merkel avait à l’esprit en établissant des ponts économiques entre son pays et la Russie; elle pacifiait leurs relations mutuelles.

Comme tous les choix politiques, ce pari n’était pas sans risque, mais il en valait la peine à ses yeux.

Toutefois, à la suite du déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, ses successeurs ont choisi une autre voie pendant qu’éditorialistes et chroniqueurs, d’une même voix, s’entendaient pour blâmer l’ancienne chancelière d’avoir fragilisé l’économie allemande en la rendant aussi dépendante de la Russie.

En réalité, l’ex-chancelière a soutenu une politique d’ouverture qui faisait consensus au sein de la classe politique allemande pendant trente ans et du coup, qu’ont soutenue les trois chanceliers allemands au pouvoir depuis l’effondrement de l’Union soviétique.

Plutôt que de défendre son héritage, Mme Merkel a préféré se murer dans le silence, convaincue que le peuple allemand découvrirait assez vite les conséquences du harikiri économique décrété par ses successeurs sous pression américaine.

Le cout catastrophique des sanctions allemandes

La compagnie allemande Uniper est le principal distributeur de gaz fossile russe en Allemagne. Elle est responsable de la vente d’environ 60 % de tout le gaz fossile vendu dans le pays.

Liée à des municipalités et à des géants industriels par des contrats à long terme, elle a dû acheter à fort prix du gaz fossile sur les marchés internationaux afin de respecter ses engagements quand la Russie a réduit ses exportations.

Si bien que les cinq mois de guerre russo-ukrainienne l’ont mené au bord de la faillite. Conséquemment, l’État allemand a dû débourser quinze-milliards d’euros pour la renflouer.

Puisque cette compagnie a été autorisée à hausser le prix de son gaz, on calcule que chaque foyer allemand pourrait bientôt payer mille euros de plus par année pour se chauffer… à moins de se résoudre à économiser de l’énergie.

Dans l’éventualité où le pays devrait se résoudre au rationnement, la règlementation européenne stipule qu’on doit prioriser les résidences privées, les petites et les moyennes entreprises, de même que ce qui est essentiel au maintien de l’ordre public et de la protection de la vie; la police, le service des incendies et les établissements de la santé.

Selon la modélisation de Bruxelles, les Allemands devraient manquer de gaz dès février 2023 si le gazoduc Nord Stream I continue de fonctionner à 20 % de sa capacité (comme actuellement).

Les premières usines qui devront se serrer la ceinture, ce sont celles qui produisent des biens non essentiels. En principe, cela devrait être le cas des aciéries, des verreries et des usines de céramique.

Mais si on prend le cas des verreries, il faut distinguer la fabrication des gobelets de la fabrication des fioles de médicaments injectables. De plus, sans phares ni parebrises, l’industrie automobile est paralysée.

Certains géants industriels possèdent déjà leurs propres centrales électriques, capables de produire de l’électricité indistinctement à partir du méthane ou du pétrole.

À l’heure actuelle, une multitude d’entreprises cherchent désespérément à s’équiper de génératrices afin d’augmenter leur autonomie.

L’hydrogène peut être produit par l’hydrolyse de l’eau. Mais il est généralement produit à partir du méthane. Pour la pétrochimie allemande, manquer de gaz fossile, c’est manquer aussi de ce qu’il faut pour produire de l’ammoniac (pour fabriquer de l’engrais et des produits de nettoyage) et de l’acétylène (pour la fabrication des colles industrielles). C’est donc paralyser l’agriculture, la construction, l’industrie automobile et l’industrie pharmaceutique, entre autres.

Pour pallier la pénurie, on retardera la mise hors service de toutes les chaudières industrielles qui fonctionnent encore au charbon et dont certaines remontent à l’ère soviétique.

Et pour être en mesure de hausser au maximum sa production d’électricité afin d’aider l’Allemagne l’hiver prochain, la France a décidé de hâter la réparation de la moitié de son parc nucléaire.

De telles réparations sont habituellement effectuées à la belle saison alors que la consommation d’électricité est plus faible. Elles sont beaucoup plus nombreuses cet été à nécessiter des réparations parce que celles-ci ont été différées depuis deux ans en raison de la pandémie.

Le résultat, c’est que la France achète de l’électricité aux pays voisins, dont l’Allemagne, alors cette dernière tente désespérément de constituer des réserves en vue de l’hiver.

Pendant ce temps, les États-Unis — principal fournisseur de gaz fossile liquéfié (GFL) à l’Europe — ont un problème; les installations portuaires de leur deuxième terminal méthanier (à Freeport, au Maine) ont été détruites par le feu en juin dernier. Ce qui réduit du sixième la capacité exportatrice américaine de GFL vers l’Europe.

Bref, tout va mal.

Conclusion

La dé-Merkellisation n’est pas seulement la rupture brutale des relations commerciales avec la Russie, c’est aussi un recul environnemental avec le retour à des combustibles encore plus polluants que le gaz fossile.

Avec sa population de 83 millions de personnes, l’Allemagne ne manque pas de talents pour faire face aux défis gigantesques qu’elle devra relever au cours des prochains mois.

Mais tous ces problèmes, elle ne les aurait pas si elle avait laissé le peuple ukrainien assumer son choix de devenir un ennemi militaire de son puissant voisin. Ce qui rendait la guerre russo-ukrainienne inévitable.

En décembre 2021, deux mois avant le déclenchement de cette guerre, la chancelière Merkel quittait la vie politique. Ce qui ne l’a pas empêchée, à titre privé, de la condamner sévèrement.

Toutefois, au-delà des paroles accusatrices, on ne saura jamais ce qu’elle aurait fait si elle était encore au pouvoir.

Ce qui est certain, c’est que si elle et ses prédécesseurs (Gerhard Schröder et Helmut Kohl) n’avaient pas poursuivi contre vent et marée une politique d’ouverture à l’égard de la Russie, l’Allemagne n’aurait pas connu la remarquable période de prospérité économique qui fut la sienne depuis l’effondrement du Bloc soviétique et au cours de laquelle son PIB a doublé.

Références :
Angela Merkel
Boris Eltsine
Déclaration du 9 mai 1950
Europe et Russie : la bataille des gazoducs
Germany Plans for a Winter Without Gas from Russia
Guerre franco-allemande de 1870
L’engrenage ukrainien
L’expansionnisme toxique de l’Otan
Oligarchie russe
Pourquoi autant de réacteurs nucléaires français sont-ils actuellement à l’arrêt ?

Parus depuis :
Germany confronts a broken business model (2022-12-06)
Le moteur de l’Europe cale (2023-09-18)


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2 commentaires à Le cout de la dé-Merkellisation de l’Allemagne

  1. André dit :

    «…elle ne les aurait pas si elle avait laissé le peuple ukrainien assumer son choix de devenir un ennemi militaire de son puissant voisin.»

    Si les USA nous envahissaient, il faudrait se mettre à genoux?
    Jusqu’à cette phrase votre texte était super. Dommage

    • Jean-Pierre Martel dit :

      Justement, M. Joyal; les États-Unis n’ont pas besoin d’envahir le Canada puisque notre pays leur fournit toutes les matières premières dont ils ont besoin sans qu’ils aient besoin de recourir à la force.

      Le sort de tout pays faible voisin d’un pays puissant, c’est d’être son vassal.

      Le Canada l’a bien compris; en politique internationale, notre pays est le perroquet des États-Unis. Voilà pourquoi l’Ukraine doit s’inspirer du Canada s’il veut vivre en paix.

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