Mark Norman, le ‘Dreyfus’ canadien

Publié le 3 septembre 2019 | Temps de lecture : 16 minutes

Introduction

À la fin du XIXe siècle, le capitaine français Alfred Dreyfus était condamné pour espionnage (au profit de l’Allemagne) à partir de preuves circonstancielles dépourvues de valeur.

Le Canada a récemment connu sa propre affaire Dreyfuss : à partir de preuves circonstancielles également dépourvues de valeur, le vice-amiral Mark Norman a été accusé faussement d’avoir divulgué des secrets d’État en transmettant au chantier maritime Davie des informations ultraconfidentielles.

À la différence de Dreyfus, Mark Norman n’a jamais été condamné, la ‘preuve’ de la poursuite s’écroulant comme un château de cartes lors des audiences préparatoires au procès.

Prérequis à la compréhension de l’affaire

Pour comprendre l’affaire Norman, il faut savoir deux choses.

Premièrement, depuis des décennies, l’armée canadienne refuse obstinément de donner au Québec sa juste part de ses contrats militaires du pays.

Ce refus se justifie par la crainte fédérale que tout investissement militaire chez nous soit perdu le jour où le Québec accèdera à l’indépendance.

Les investissements qu’on craint de perdre, ce n’est pas tellement un entrepôt qui se trouverait du mauvais côté de la frontière. Il arrive souvent qu’un contrat militaire serve à développer de nouvelles technologies. Or c’est cela que le Canada perdrait lors de l’accession du Québec à l’indépendance.

Le problème est que pour l’instant, les Québécois paient des taxes à Ottawa. Si on leur fait payer le prix de l’indépendance même s’ils ne la font pas, ils sont tout aussi bien de la faire puisqu’alors, ils en bénéficieraient des avantages.

Deuxièmement, on doit distinguer entre l’interface ministérielle de l’État canadien et la machine étatique qui se cache derrière elle.

Marcel Masse, à l’époque où il était ministre de la Défense, pestait ouvertement contre la discrimination de son ministère envers le Québec. Mais il a été impuissant à y changer quoi que ce soit.

Parce que le véritable pouvoir à Ottawa s’exerce derrière l’interface ministérielle de l’État canadien. L’affaire SNC-Lavalin en est un parfait exemple.

Le contexte

En juin 2010, le gouvernement conservateur de Stephen Harper faisait connaitre son intention de renouveler la flotte vieillissante de la marine canadienne.

Cela signifiait l’attribution d’une série de contrats totalisant, à l’origine, 36 milliards de dollars.

À l’époque, le ministre de la Défense était Peter-Gordon MacKay, député de Nova-Centre, une circonscription où sont situés les chantiers maritimes Irving.

De plus, le gouvernement Harper était minoritaire.

On fait donc comprendre au ministre que même si la part du gâteau que son ministère attribuerait à Irving était raisonnable, ses adversaires politiques prétendraient le contraire.

D’où l’idée de confier cette décision à un comité d’experts indépendants. Ce que le ministre accepte.

L’armée canadienne en profite pour y nommer des personnes qualifiées, mais qui sont particulièrement hostiles aux intérêts du Québec.

À la remise de leurs recommandations, c’est la consternation. Le zèle du comité dépasse tout ce qu’on aurait pu imaginer; il recommande la délocalisation complète de la construction navale du Québec vers deux autres provinces.

Conséquemment, aucun contrat n’ira au plus grand chantier maritime canadien, situé à Lévis, au Québec. Pas un centime.

Entretemps, à l’issue de l’élection fédérale de mai 2011, le gouvernement Harper est devenu majoritaire.

Reconnus pour leur défense des intérêts du Québec, les députés du Bloc Québécois ont été décimés par des députés antimilitaristes du NPD pour qui un contrat militaire donné à l’un ou à l’autre, c’est du pareil au même.

À Ottawa, cette délocalisation passe donc comme lettre à la poste.

Mais qu’en est-il de la réaction du gouvernement québécois ?

Le Parti libéral du Québec craint les affrontements avec le fédéral. Ce qui, de son point de vue, ferait ‘le jeu des séparatistes’.

À l’Assemblée nationale, le gouvernement Charest répète qu’il est ‘en discussion’ avec le fédéral au sujet de la Davie et qu’il a bon espoir d’en arriver à une entente. Sa stratégie est d’étirer le temps jusqu’à ce que ce sujet ne soit plus d’actualité.

Effectivement, quelques mois après l’annonce fédérale (en octobre 2011), le Printemps érable éclate (en février 2012), reléguant la défense de la Davie aux oubliettes.

Le spectre de l’élection fédérale de 2015

Au fur et à mesure que l’élection fédérale de 2015 approche, le cabinet Harper prend conscience que le boycottage de la Davie risque de compromettre la réélection des douze députés conservateurs du Québec.

On décide donc d’entamer avec la Davie des négociations secrètes en vue de lui accorder un contrat de 670 millions$. Ce contrat sera accordé de gré à gré comme l’ont été tous les contrats dans cette affaire.

Il s’agit de convertir un pétrolier en navire de ravitaillement. Le navire sera renommé Astérix, du nom de ce héros gaulois résistant aux envahisseurs romains, une allusion se prêtant à toutes les interprétations…

Cette dépense de 670 millions$, cela correspond à 2 % des contrats de 36 milliards$ accordés à la Nouvelle-Écosse et à la Colombie-Britannique. C’est peu. Mais le tout enrobé d’un peu de flafla, les électeurs québécois ne devraient y voir que du feu.

Pour mener à bien ces négociations secrètes, le Conseil des ministres choisit le vice-amiral Mark Norman (ci-contre).

Au passé irréprochable, ce soldat est unanimement reconnu pour sa loyauté incontestable envers son pays. C’est également le deuxième militaire le plus important de l’armée canadienne.

L’affaire est menée rondement. Si bien que Stephen Harper annoncera le contrat à la veille des élections de 2015.

Les dessous d’une rivalité

Le grand gagnant des contrats de renouvèlement de la flotte canadienne, ce sont les chantiers maritimes Irving, situés en Nouvelle-Écosse.

En plus des chantiers maritimes, la famille Irving possède tous les médias écrits du Nouveau-Bunswick. Ceux-ci sont imprimés sur du papier à la fois produit par les papeteries Irving et transporté sur ses lignes ferroviaires Irving. De plus, les installations industrielles Irving sont alimentées par le pétrole issu des raffineries Irving. Etc.

Au sein de la famille de James-D. Irving, les membres du clan qui possèdent le chantier naval veulent la faillite de la Davie parce que c’est le seul obstacle à l’accroissement illimité de leur fortune personnelle.

Le contrat de rajeunissement de la flotte de la marine canadienne n’est plus de 36 milliards$. Avec les dépassements de couts, il atteint déjà 60 milliards$. Il pourrait même dépasser les 80 milliards$ puisque pas un seul navire n’a encore été livré, et ce après cinq ans de retard.

Ces dépassements de cout se justifient en partie par des modifications apportées au devis après que le contrat a été accordé à Irving. Par exemple, lorsque le ministère se rend compte qu’il a oublié de demander quelque chose.

Mais une autre partie, secrète, est en réalité une subvention déguisée. En d’autres mots, c’est un don.

La fortune des Irving est estimée entre 10 à 12 milliards$. Elle pourrait doubler ou tripler uniquement à la faveur des dépassements de couts des contrats de la marine canadienne.

La seule chose qui pourrait mettre fin à ce pillage du Trésor public, c’est que l’État canadien retire aux chantiers Irving ses contrats pour les confier à la Davie. Ce qui sera impossible si, entretemps, la Davie a fait faillite.

Aux ordres d’Irving

Retenez bien les dates.

C’est le 4 novembre 2015 que Justin Trudeau entre en fonction à titre de premier ministre du Canada.

La peinture des murs de son bureau n’est pas encore sèche qu’il est informé qu’une lettre importante a été reçue par son ministre de la Défense.

Dans celle-ci, datée du 17 novembre 2015, James (Jimmy) Irving, en sa qualité de codirecteur général des chantiers maritimes Irving, exprime le vœu que le gouvernement Trudeau sursoie à la décision gouvernementale d’accorder le contrat de conversion de l’Astérix.

Il désire qu’on étudie une contre-offre qui sera présentée conjointement par Irving et l’américaine Maersk.

On ne sait pas précisément à quel jour cette lettre arrive sur le bureau de Trudeau.

Mais on sait que le 20 novembre 2015 — trois jours après la date de la lettre — Trudeau ordonne qu’on réévalue le contrat accordé à la Davie.

Évidemment, lorsqu’une décision déjà prise est réévaluée, ce n’est jamais pour trouver des arguments supplémentaires qui la justifient. C’est toujours pour lui trouver des puces.

Le 21 novembre 2015 (le lendemain), le site web iPolitics dévoile le contenu de la lettre d’Irving, une nouvelle aussitôt reprise par tous les journaux du pays.

Justin Trudeau, qui passe alors aux yeux de tous comme un valet d’Irving, est furieux; c’est une de ses toutes premières décisions en tant que chef d’État et voilà qu’elle fuite le lendemain dans les journaux.

Le premier ministre possède son propre ministère personnel qu’on appelle le Bureau du Conseil privé. Les mandarins les plus puissants y siègent, de même qu’un très petit nombre de ministres.

En somme, c’est le lien entre la machine de l’État canadien et son interface ministérielle.

À quel niveau s’est produite la fuite ? D’emblée, on exclut la possibilité que cela provienne du cabinet du premier ministre, où se trouvent les personnes en qui il a le plus confiance. Mais est-ce au niveau du Bureau du Conseil privé ? Du ministère de la Défense ? De l’armée canadienne ?

Se sentant trahi, le premier ministre ne décolère pas.

Le Bureau du Conseil privé sera celui qui portera plainte officiellement auprès de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) afin qu’on trouve le ou les responsables de cette fuite.

L’ouverture de cette enquête — qui fait en sorte que la police débarque avec ses gros sabots au sein de l’appareil de l’État canadien — fait éclater un conflit qui couvait déjà entre la machine de l’État canadien et son interface ministérielle.

Ce conflit est antérieur à l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau. Il remonte à l’époque où le bureau de Stephen Harper en menait large. La main de fer du chef conservateur maintenait le couvercle sur la marmite; celle-ci débordera sous Trudeau.

La férocité des intrigues de palais

Les fonctionnaires du ministère de la Défense, du ministère des Approvisionnements et du Conseil du Trésor ont toujours été hostiles au contrat de l’Astérix; il a été accordé par-dessus leur tête, sans consultation préalable avec l’armée.

De manière sournoise, on va détourner la colère de Trudeau contre le vice-amiral Norman, celui sans qui cette entente ne serait pas intervenue.

À la question : D’après vous, qui aurait pu faire ça ? La réponse est évidente. Le vice-amiral a aidé la Davie à obtenir le contrat. Il y connait des gens. Il a leurs numéros de téléphone et leurs adresses électroniques. Probablement qu’il s’y a fait des amis. Si le contrat qu’il a négocié patiemment pendant des semaines tombe à l’eau, c’est tout son travail qui s’écroule.

Si on n’a pas encore l’arme du crime, on a déjà le mobile.

En réalité, à chacune des étapes de la négociation secrète entre le cabinet Harper et la Davie, le vice-amiral recevait un mandat qui l’autorisait à procéder.

Mais tous ces documents sont archivés.

Normalement, les discussions du Conseil des ministres sont ultraconfidentielles. S’il le juge approprié, un cabinet peut accepter de lever la confidentialité de ses propres documents. Mais la loi lui interdit de révéler ceux des administrations précédentes.

Incapable d’obtenir les documents du Conseil des ministres, la police se tourne vers le ministère de la Défense. Encore là, leurs recherches ne mènent à rien.

Ce que les enquêteurs policiers ignorent, c’est qu’à ce ministère, on utilise des pseudonymes pour préserver le secret des communications internes.

C’est ainsi que le vice-amiral était surnommé Kraken, The Boss ou C34, selon le niveau hiérarchique qui émettait le message.

Sans connaitre au moins un de ses surnoms, toute recherche à son sujet était vaine. Or personne ne leur avouera le secret.

Si bien qu’au fil des mois, l’enquête piétine.

Exaspérés par ces enquêteurs qui fouinent dans leurs affaires, les fonctionnaires expriment de plus en plus ouvertement leur conviction que Norman est le coupable.

Le message est simple : branchez-vous, accusez Norman et fichez-nous la paix.

Justin Trudeau sait que la GRC a un suspect. Il en connait même le nom.

En tant que plaignant officiel, le Bureau du Conseil privé est informé du déroulement de l’enquête. De plus, la GRC a besoin de la collaboration de certains grands mandarins pour comprendre le fonctionnement de la machine complexe de l’État canadien.

Le 1er février 2018, à une assemblée publique à Edmonton, Justin Trudeau se fait demander la question suivante : « Quand votre gouvernement cessera-t-il sa chasse aux sorcières contre le vice-amiral Mark Norman, un homme qui a loyalement servi son pays depuis plus de trente ans ? ».

Piqué au vif, le premier ministre commet l’imprudence de répondre qu’il a approuvé la suspension du vice-amiral Norman (survenue en janvier 2017), que l’enquête contre lui est avancée, et qu’elle aboutira inévitablement à une plainte devant les tribunaux.

The prime minister added, without elaborating, that the case against Norman was “very much underway in terms of investigation and inevitably court processes.

Trudeau avait déjà fait une déclaration semblable le 6 avril 2017.

Il s’agit d’une erreur capitale de sa part; aux yeux de tous, il apparait désormais comme celui qui tire les ficelles de l’enquête policière.

En réalité, les choses ne sont pas aussi simples.

Sous la pression des déclarations publiques du premier ministre, les enquêteurs finissent par affirmer sous serment avoir acquis la conviction que Norman est le coupable, en dépit de la faiblesse de la preuve qu’ils soumettent à la Direction des poursuites pénales (DPP).

En ce début de 2018, la DPP est indisposée par un autre dossier. C’est celui que le premier ministre pilote de manière expéditive et qui irrite la DPP au plus haut point : le Régime d’accord de poursuite suspendue.

La loi à ce sujet sera adoptée en juin 2018. La DPP estime ne pas avoir été suffisamment consultée. En somme, elle croit que Justin Trudeau lui a passé cette loi sur le corps.

La DPP est habituée à juger de la valeur d’une enquête policière. Même quand les policiers se disent persuadés que quelqu’un est coupable, elle sait qu’une tonne de soupçons ne vaut pas un gramme de preuve.

La DPP est assez puissante pour tenir tête à Trudeau; c’est ce qu’elle a fait dans le dossier SNC-Lavalin. Mais dans ce cas-ci, elle décide de donner à Trudeau un cadeau empoisonné, soit celui de donner l’impression qu’elle obéit à ses ordres.

Conséquemment, elle dépose sa plainte le 9 mars 2018.

Victime d’intrigues de palais, le vice-amiral devient ainsi le premier haut gradé accusé d’avoir violé le Code criminel en laissant filtrer des informations confidentielles du Cabinet fédéral.

La DPP sait que les audiences devraient débuter à proximité du déclenchement des élections. Elle connait bien la politique. Qu’elle se garde bien de faire… officiellement.

Finalement, le vent tourne

C’est l’avocate embauchée par Mark Norman — une pitbull de la profession juridique — qui fera le travail à la place de la police.

L’avocate a obtenu les témoignages des anciens ministres conservateurs, jamais interrogés par la GRC. Ceux-ci affirment que les négociations du vice-amiral Norman avec la Davie se déroulaient dans le cadre étroit des mandats issus du Conseil des ministres.

Le 7 mai 2019, tel que prévu, la DPP doit capituler lors d’une audience préparatoire devant la Cour de l’Ontario; elle retire sa plainte. Le tout ne durera que quinze minutes.

Une semaine plus tard, la Chambre des communes adoptait à l’unanimité une motion s’excusant auprès du vice-amiral Norman pour ce que l’État canadien lui a fait subir. Le premier ministre et le ministre de la Défense ont quitté les Communes avant le vote.

Quel contraste entre la réaction de Justin Trudeau à l’issue de cette affaire et celle du premier ministre François Legault qui, récemment, avait la grandeur d’âme de s’excuser publiquement d’avoir injustement congédié Louis Robert, un agronome tout aussi dévoué à l’intérêt public que le soldat Mark Norman.

Références :
Bureau du Conseil privé (Canada)
Chantier Davie: une enquête de la GRC lancée après une colère de Trudeau
Code Name ‘Kraken’: How Mark Norman’s lawyers allege military used pseudonyms to hide records
Construction navale : des milliards$ au Canada anglais et du vent pour le Québec
Discussions avec la Davie : Mark Norman a agi avec l’autorisation du gouvernement Harper
Irving head pressed Trudeau cabinet to stall deal for new supply ship
« J’ai agi avec intégrité » : l’accusation contre le vice-amiral Mark Norman suspendue
J.D. Irving
La Davie et le petit pain fédéraliste
Les dessous d’Irving
La façade ministérielle de l’État canadien
L’affaire Mark Norman, ou la torpille qui n’a jamais explosé
Sale job de la GRC
Trudeau says case against Vice-Admiral Norman will ‘inevitably’ lead to ‘court processes’
Witness at Mark Norman hearing alleges DND attempts to keep files hidden from public view

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2 commentaires à Mark Norman, le ‘Dreyfus’ canadien

  1. J’avoue que j’ai du mal à suivre une telle affaire. Je suis intellectuellement diminuée. Courage à tous ceux qui sont concernés

    • Jean-Pierre Martel dit :

      Voici l’affaire, résumée sommairement.

      La DPP est comme l’UPAC sous Robert Lafrenière; un organisme qui manipule sournoisement l’opinion publique.

      La DPP a sacrifié malicieusement la carrière du vice-amiral Norman sur l’autel de son ‘power trip’ contre Trudeau. Parce que la DPP et Trudeau sont à couteaux tirés. Or Trudeau n’est pas de taille.

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