Meurtre au consulat : du fait divers aux ressorts d’une crise internationale

Publié le 15 octobre 2018 | Temps de lecture : 8 minutes

Un meurtre sordide

Jamal Khashoggi est un dissident saoudien qui, après sa fuite en Occident en septembre 2017, est devenu journaliste au Washington Post.

Pour les amateurs de potins, c’est aussi le cousin de feu Dodi Fayed, le dernier compagnon de la princesse Diana.

Le 2 octobre dernier, il s’est rendu au consulat saoudien d’Istanbul afin d’y obtenir un document dont il avait besoin pour se marier.

Selon toutes les apparences, il y était attendu par une escouade d’agents venus spécialement de la capitale saoudienne pour l’assassiner, le démembrer et évacuer ses restes hors du pays dans des colis diplomatiques (non sujets à la fouille dans les aéroports).

Quelques litres de sang de plus

L’Arabie saoudite a financé à hauteur d’au moins 85% les milices de mercenaires islamistes qui sont venus de partout mettre la Syrie à feu et à sang au cours d’une guerre de procuration qui a fait plus de 350 000 morts.

Au Yémen, les bombardements saoudiens ciblent volontairement les populations civiles. Selon Wikipédia, la très grave crise humanitaire qui y menace la vie de millions de personnes est principalement due au blocus maritime, aérien et terrestre imposé par la dictature saoudienne.

Rappelons également que, selon les dépêches diplomatiques révélées par WikiLeaks, l’Arabie saoudite est la plaque tournante du financement du terrorisme international.

Dans la mer de sang que la dictature saoudienne répand autour d’elle, qu’est-ce qui fait que toute la planète s’intéresse soudainement au cas anecdotique de Jamal Khashoggi ?

La réponse est simple : tout le monde en parle parce que tout le monde a intérêt à en parler.

La rivalité entre la Turquie et l’Arabie saoudite

Depuis le début de cette crise, le maitre du jeu est Erdoğan. Par le biais de révélations et de rumeurs, la Turquie entretient le suspense et le mystère autour de cette affaire.

Même si la Turquie n’est pas un pays arabe (on y parle principalement le turc), c’est un pays musulman. Or la Turquie et l’Arabie saoudite sont rivales dans la lutte d’influence qu’elles se livrent au sein du monde sunnite.

Les dérives autoritaires d’Erdoğan ont fait pâlir le rayonnement international de la Turquie. Par ailleurs, l’ascension en 2017 du prince héritier saoudien a été une occasion pour son pays de tenter de refaire son image.

Déjà en 2015, l’Arabie saoudite avait acheté un siège au Conseil des droits de la personne de l’ONU puis en 2017, à la Commission de la condition de la femme des Nations unies.

Selon France24, la dictature saoudienne est cliente des deux plus importantes firmes de relations publiques de France.

Au Canada, elle a bénéficié des reportages extrêmement complaisants de la journaliste Marie-Ève Bédard sur les ondes de Radio-Canada.

Mais voilà que ce meurtre donne l’occasion à Erdoğan de prendre sa revanche.

Vision 2030

En temps normal, la puissance économique de l’Arabie saoudite et son importance géostratégique dispensent ce pays de l’obligation de soigner son image publique.

La chirurgie esthétique de l’image saoudienne a donc un but très précis.

Il y a un an se tenait la conférence Future Investment Initiative.

Le deuxième volet de cette rencontre doit avoir lieu le 23 octobre prochain, toujours dans le but de faire la promotion de Vision 2030, un ambitieux projet de 500 milliards$ en Arabie saoudite.

Il vise à combler l’abyssal déficit technologique de ce pays. En effet, celui-ci est captif d’un régime obscurantiste qui fait fuir ses plus brillants sujets à l’Étranger lorsqu’ils ne pourrissent pas en prison comme c’est le cas de Raïf Badawi.

Pour diversifier son économie et réaliser ce projet futuriste, l’Arabie saoudite n’a pas besoin du capital étranger, mais du savoir des grandes entreprises de haute technologie.

Et c’est là où beaucoup de pays l’attendaient.

En sabotant cette conférence, les pays occidentaux profitent de cette vulnérabilité pour infliger une leçon de modestie à l’insolente dictature saoudienne.

Un prince héritier menaçant

Comme tous les pays arabes du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite est une société féodale qui repose, dans ce cas-ci, sur l’allégeance de tribus à la dynastie des Saoud.

En concentrant tous les pouvoirs entre ses mains, l’impétueux prince Mohammed ben Salmane indispose un grand nombre de princes saoudiens (il y en a plus de mille) et de chefs de clans.

Sous le prétexte de la lutte contre la corruption, le prince héritier a dépouillé certains membres de la famille royale de milliards de dollars à son profit.

De plus, en donnant l’impression qu’il veut mettre fin à l’intégrisme de son pays, le prince hériter inquiète le clergé wahhabite, jaloux de ses pouvoirs et de son influence.

Rappelons que ce clergé influence les foules par ses prêches du vendredi et sa mainmise complète sur le système éducatif saoudien.

Après le bourbier saoudien au Yémen, le refus du Qatar se soumettre à son autorité et la victoire inéluctable de Bachar el-Assad en Syrie, Mohammed ben Salmane va de revers en défaites.

L’Arabie saoudite et le monde

L’Europe

Si les pays européens peuvent toujours prétendre ne pas avoir anticipé la crise migratoire qui a accompagné la guerre en Syrie, ils devraient se douter que la guerre que l’Arabie saoudite prépare contre l’Iran mettra de nouveau leurs frontières à dure épreuve.

Ils ont donc intérêt à calmer les ardeurs guerrières du prince héritier et à favoriser l’affaiblissement de son pouvoir. Tout cela dans un exercice périlleux qui consiste à vendre des armes à la dictature saoudienne sans qu’elle s’en serve.

Depuis des semaines, le gouvernement de Mme May tente de détourner l’attention du public anglais des conflits internes de son parti au sujet du Brexit.

La tentative d’empoisonnement par la Russie d’un ex-agent double russe lui donnait le prétexte d’une enflure verbale digne de la guerre froide.

Mais voilà que l’Arabie Saoudite fait pareil. En fait, elle fait pire puisque Khashoggi n’est même pas un espion.

Talonnée par son opposition travailliste (très à gauche), Mme May s’empresse donc de se scandaliser d’un fait divers.

En Amérique du Nord

Toute comme les autres fournisseurs d’armements à l’Arabie saoudite, le Canada n’a aucune intention d’indisposer un important client.

Le gouvernement Trudeau se réjouit donc de la désapprobation des médias canadiens envers la dictature saoudienne, désapprobation dont il peut plaider officiellement qu’il n’y est pour rien.

Quant aux États-Unis, si les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas nui aux bonnes relations américano-saoudiennes, il est douteux que ces deux pays se brouillent aujourd’hui pour si peu.

Mais ce n’est pas le cas du milieu journalistique américain qui vient de perdre un des leurs. En déchainant l’opinion publique sur les médias sociaux, les médias américains font pression sur les entreprises américaines soucieuses de leur image publique afin qu’elles annulent leur participation à Vision 2030.

Conclusion

À la fois partenaire officiel de la lutte antiterroriste et financier clandestin du terrorisme islamique, l’Arabie saoudite mène depuis longtemps un double-jeu.

Par cet assassinat sordide, l’Arabie saoudite donne à tous l’occasion d’exprimer publiquement son ressentiment contre une dictature misogyne et obscurantiste devant laquelle nos chefs d’État font la courbette depuis trop longtemps.

Références :
Arabie saoudite : un vent de réforme qui ne fait pas l’unanimité
Jamal Khashoggi
Guerre civile yéménite
La Grande séduction saoudienne
La promotion de l’Arabie saoudite au Conseil des droits de l’homme fait débat
L’Arabie saoudite ne peut défendre les droits des femmes à l’ONU
Transformer l’Arabie saoudite
Turks tell U.S. officials they have audio and video recordings that support conclusion Khashoggi was killed
Que sait-on sur l’empoisonnement de l’ex-agent double russe au Royaume-Uni ?

Parus depuis :
Saudi Arabia pays UK firms millions to boost image (2018-10-20)
La guerre des nerfs (2018-10-24)
Ben Salmane aurait envoyé des assassins au Canada pour tuer un haut responsable (2020-08-06)
Assessing the Saudi Government’s Role in the Killing of Jamal Khashoggi (2021-02-11)

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