Aperçu du fonctionnement interne de l’État canadien

Publié le 5 juillet 2019 | Temps de lecture : 9 minutes

Introduction

Le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) est un organisme fédéral qui règlemente et surveille près de 400 institutions financières et 1 200 régimes de retraite fédéraux pour déterminer s’ils sont en bonne santé financière et s’ils respectent les exigences auxquelles ils sont soumis.

En 2015, un de ses fonctionnaires portait plainte devant la Cour fédérale — un tribunal interne du gouvernement canadien — accusant le BSIF d’avoir violé son droit de travailler dans la langue officielle de son choix.

Le plaignant alléguait que durant toute sa carrière au BSIF, il avait été contraint de s’adresser en anglais à ses collègues unilingues de Toronto, de suivre des cours de formation offerts exclusivement en anglais, et d’utiliser des versions anglaises des logiciels nécessaires à l’exercice de ses fonctions.

Ce fonctionnaire pouvait utiliser le français pour s’adresser aux institutions francophones du Québec. Toutefois, l’immense majorité des interactions internes du BSIF se faisaient en anglais, sauf avec ses collèges du bureau montréalais, tous bilingues comme lui.

D’où une plainte logée auprès du Commissaire aux langues officielles. Ce dernier lui avait donné en bonne partie raison. Mais ses recommandations n’ayant été que peu suivies, le fonctionnaire avait résolu de porter l’affaire devant les tribunaux.

Rendu le 3 juillet dernier, le jugement (en excellent français) de l’honorable Peter-B. Annis est moins important par sa décision (défavorable à l’employé) que par le voile qu’il lève sur le fonctionnement du fédéral.

Description du fonctionnement du BSIF

À la page 114 du jugement, on y lit que le BSIF compte près de sept-cents employés répartis dans quatre bureaux : un bureau central situé à Ottawa et trois antennes régionales, situées respectivement à Vancouver, Toronto et Montréal.

Les 320 personnes du bureau central coordonnent les travaux des trois bureaux régionaux.

Mais le plus important de tous est le bureau de Toronto; il emploie 345 personnes, soit davantage qu’à Ottawa.

Alors que les autres bureaux emploient des généralistes, celui de Toronto emploi des spécialistes. Ceux-ci ont une expérience approfondie du monde de la finance (où ils ont œuvré) et en connaissent les secrets.

Dès qu’un dossier complexe exige la consultation d’un expert dans un domaine très précis, cet expert travaille toujours à Toronto. Or tous les postes y sont officiellement ‘unilingues anglais’.

Comme partout au BSIF, le premier critère d’embauche à Toronto est la compétence. Ici, l’étiquette ‘unilingue anglais’ ne signifie pas que seuls des angloCanadiens peuvent y postuler.

Cela indique que le candidat doit accepter d’y travailler exclusivement en anglais. Comme il aurait eu à y consentir s’il travaillait à quelques pas de là, sur Bay Street, où se concentre le secteur financier du Canada.

Dans les faits, il est rare que des Québécois, même bilingues, y soient embauchés.

Et puisque les spécialistes sont responsables de la formation dispensée aux généralistes, toutes les séances de perfectionnement se donnent en anglais. Évidemment, à Montréal, on pourrait offrir la traduction simultanée. Mais comme l’assistance montréalaise est déjà bilingue, on ne s’en donne pas la peine.

Le bureau de Vancouver, le plus petit, emploie 12 personnes unilingues anglaises. Comme les provinces qu’il dessert.

Les 20 postes montréalais sont bilingues pour deux raisons.

Premièrement parce que ce bureau dessert tout l’Est du pays. Or ces employés doivent être capables de s’adresser aux institutions financières dans la langue de leur choix.

Deuxièmement, parce qu’il est rare qu’ils puissent traiter d’un dossier sans avoir à consulter leurs collègues spécialistes de Toronto (qui, rappelons-le, ne parlent pas français).

Nous n’avons peu parlé du bureau central. En raison de leur travail de coordination, les postes de gestionnaires y sont officiellement ‘bilingues’.

À cause de la difficulté à trouver du personnel compétent, il est coutumier, dans l’ensemble de la fonction publique fédérale, de confier ces postes ‘bilingues’ à des unilingues anglais sous promesse d’apprendre le français… un jour.

Alors on les inscrit à des cours de français. Et il est fréquent que ces personnes quittent leur poste des années plus tard sans jamais avoir appris notre langue.

Concrètement, cela n’est pas un problème puisque la connaissance de l’anglais est commune aux angloCanadiens unilingues et aux francoCanadiens bilingues, soit l’ensemble du personnel du BSIF. Donc ces coordonnateurs, même unilingues anglais, font très bien l’affaire.

Le résultat final est que la place des francoQuébécois dans l’ensemble des sept-cents employés du BSIF est marginale et se limite essentiellement aux employés du bureau montréalais.

De plus, dans la fonction publique fédérale, les seules personnes qui peuvent travailler dans leur langue, ce sont les angloCanadiens. De leur côté, les francoCanadiens reçoivent une prime au bilinguisme précisément pour avoir renoncé au droit de travailler dans leur langue.

Voilà pourquoi la Cour fédérale a rendu un jugement défavorable au fonctionnaire occupant un poste bilingue alors qu’il se plaignait de n’avoir jamais pu travailler dans sa langue.

S’il voulait travailler exclusivement en français, il lui fallait postuler à un poste ‘unilingue français’, ce qui n’existe pas au fédéral.

À la page 133 du jugement, on y dit que 55 % des Francophones canadiens sont unilingues. C’est donc quatre-millions de Québécois qui n’ont pas leur place dans la fonction publique fédérale.

À l’opposé, l’unilinguisme anglais n’a jamais empêché personne de faire carrière au fédéral.

Dans ce cas-ci, l’angloCanadien unilingue ne pourrait pas travailler au bureau de Montréal, où se trouvent 2,9 % des emplois du BSIF. Mais il sera le bienvenu partout ailleurs.

Autrement dit, en vertu des exigences linguistiques fédérales, l’angloCanadien unilingue est chez lui presque partout au BSIF alors que le francoCanadien unilingue n’a aucune place au sein de cet organisme.

La traduction

Afin de masquer le fait que l’anglais est la langue interne du BSIF, les généralistes du bureau montréalais rédigent chaque rapport dans la langue de l’institution financière concernée.

Ce qui nécessite la traduction des avis reçus en anglais de Toronto.

Pour ne pas pénaliser les sociétés québécoises dont les projets de financement sont dépendants des rapports du BSIF, les généralistes de Montréal doivent effectuer un travail de traduction qui n’est pas dans leur description de tâche. À défaut de quoi leur rapport sera retardé de plusieurs semaines, sinon de plusieurs mois, en raison de la pénurie de traducteurs.

D’où la frustration encore plus grande du fonctionnaire débouté par la cour.

Références
Bureau du surintendant des institutions financières
Décision de la Cour fédérale
Droit de travailler en français: la requête d’un fonctionnaire rejetée
Être payé pour apprendre le français, puis démissionner
La façade ministérielle de l’État canadien
Le bilinguisme ? So what ?…
Le français s’effrite dans la fonction publique fédérale
Liste des régions bilingues du Canada aux fins de la langue de travail
Ottawa paie ses hauts cadres pour qu’ils apprennent le français
Un fonctionnaire fédéral défend son droit de travailler en français

Parus depuis :
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Écrit par Jean-Pierre Martel