Depuis la décision britannique de quitter l’Union européenne, les Anglais sont en colère.
Au-delà des grenouillages politiques et de leurs rebondissements, la campagne référendaire s’est déroulée exactement comme nous aurions pu l’anticiper, nous du Québec, familiers avec cet exercice démocratique.
D’une part, il y avait cette frustration de nombreux Britanniques de voir leur pays lentement dépossédé de ses pouvoirs au profit de technocrates non élus à Bruxelles. La frustration de voir l’enrichissement découlant du marché commun profiter à une finance mondialisée — représentée par The City, le quartier des affaires de Londres — tandis que concrètement, les ouvriers anglais doivent subir toujours plus d’austérité gouvernementale réclamée par ces nouveaux riches. Et enfin cette peur, partagée par le reste de l’Europe, que des hordes de barbares venus de l’Étranger augmentent les risques sécuritaires et apportent avec eux leur mentalité arriérée et notamment, leur misogynie.
D’autre part, il y avait une multitude de données économiques et d’opinions d’experts qui prouvaient à quel point l’Union européenne avait été profitable à l’économie du Royaume-Uni. Des statistiques selon lesquelles la production de biens et de services exportés vers le continent européen représente des millions d’emplois pour les travailleurs britanniques. Et cette appréhension qu’une sortie de l’Union européenne puisse provoquer une fuite des capitaux, une dévaluation de la monnaie nationale et un important ralentissement économique.
À la veille du vote, tout semblait se diriger vers un résultat où la frustration émotive des uns s’exprimerait avec force, tout en laissant les arguments comptables et rationnels l’emporter.
Mais ce n’est pas ce qui s’est produit.
Lors de la journée grise et pluvieuse du scrutin, les longues files d’attente ont motivé de nombreux jeunes à rester à la maison, présumant de l’issue du vote.
Le taux de participation des moins de 34 ans — généralement favorables au maintien dans l’Union — a été la moitié moindre que celui des gens âgés, majoritairement hostiles à l’Europe. Plus précisément, environ 64% des jeunes de 18 à 24 ans n’ont pas voté alors que le taux de participation générale au scrutin fut, à l’inverse, de 72%.
Dans une population aussi partagée à ce sujet, ce seul facteur explique la victoire-surprise du Brexit.
Au lendemain du vote, les milliers de jeunes protestaient dans les rues de Londres, réclamant un second scrutin. Comme pour dire : « Nous avons compris l’importance de voter. Laissez-nous une deuxième chance.» Mais c’est trop tard. Il faillait le faire quand c’était le temps.
De manière générale, les jeunes Britanniques sont europhiles. Ils sont heureux de soumettre leur candidature à des bourses d’études dans les universités du continent (en dépit de l’excellence des universités anglaises), de passer la fin de semaine à Amsterdam ou un congé scolaire à Paris, à Berlin ou à Barcelone, ou de passer des vacances au soleil sur la côte méditerranéenne, de même que de souhaiter une carrière qui les mènerait aux quatre coins du monde.
Pour eux, le Brexit, c’est un repli sur des iles au climat maussade et la renonciation à un avenir plein de promesses.
Conséquemment, on ne peut imaginer la colère exprimée par les jeunes sur les médias sociaux contre les vieux, les pauvres et les chômeurs, bref contre tous ces êtres jugés bornés qui vivent sur l’assistance publique. Une assistance publique financée par les impôts payés par les jeunes professionnels et, dès leur accession au marché du travail, par ces étudiants europhiles dont les espoirs viennent d’être brisés.
Or ce repli insulaire, c’est celui de vieillards qui, lorsqu’ils étaient encore jeunes, se sont tenus debout contre l’Allemagne nazie alors que tout le reste de l’Europe pliait sous les bottes victorieuses des envahisseurs. C’est une population qui a subi des privations inouïes pour défendre une liberté dont profitent aujourd’hui les bourgeois bohèmes de la jeunesse dorée britannique.
Le mépris des jeunes fut accueilli par les vieux comme l’expression scandaleuse de leur ingratitude.
En réalité, les ‘coupables’ sont ailleurs.
La géographie forme les peuples. Depuis toujours, sur les iles britanniques, la menace vient du large.
C’est la furie des tempêtes qui fait sombrer les bateaux des pêcheurs. Au Moyen-Âge, ce sont les Vikings qui ont régulièrement pillé les ports anglais. Ce sont les armées normandes de Guillaume le Conquérant qui ont finalement pris possession de l’Angleterre, une conquête contre laquelle le folklore national a cultivé un ressentiment séculaire. C’est la Grande Armada espagnole dont l’élan n’a été brisé que par une tempête miraculeuse. Et ce sont les avions nazis qui ont déversé leurs bombes incendiaires sur les villes anglaises.
La méfiance à l’égard du continent européen fait partie de la culture anglaise.
Mais les peuples changent. L’animosité entre Français et Allemands, à la suite des deux guerres mondiales, s’est lentement estompée. Pendant des décennies, leurs dirigeants politiques ont multiplié les gestes d’ouverture et de réconciliation. Pas en Angleterre.
Dans ce pays, une classe politique opportuniste a cultivé le ressentiment à l’égard de l’Europe parce que payant politiquement. Pendant toute sa carrière, David Cameron a déblatéré contre l’Europe tout en se disant europhile quand même.
Afin de faire taire ses députés eurosceptiques, le premier ministre a promis un référendum au sujet de l’appartenance à l’Europe. Et pour augmenter ses chances de l’emporter, il s’est lancé dans une renégociation des conditions de l’adhésion du Royaume-Uni. Et pendant les deux années que dura cette renégociation, il se devait d’afficher un euroscepticisme qui lui donnait un meilleur pouvoir de marchandage.
Pendant ce temps, les promoteurs du Brexit ont presque eu le champ libre. Les seules voix puissantes contre le Brexit furent celles issues du milieu des affaires.
Mais la cupidité de la City, accaparant la très grande majorité des bénéfices économiques de l’appartenance à l’Europe, a sapé son capital de sympathie auprès d’une partie de l’électorat.
Il y a deux ans, dix universités et instituts de recherche britanniques ont effectué une étude au Royaume-Uni révélant que depuis trente ans, le pourcentage de foyers pauvres avait plus que doublé, atteignant le tiers d’entre eux.
En 2012, une personne sur cinq se retrouvait sous le seuil de la pauvreté. Dix-huit-millions de Britanniques — près de trente pour cent de la population — ne pouvaient plus s’offrir des conditions de logement décentes et 1,5 million d’enfants vivaient dans des foyers ne disposant pas des moyens nécessaires pour chauffer leur logement.
Bref, pour une partie importante de l’opinion publique anglaise, les données relatives à la croissance du PIB du pays ne sont de bonnes nouvelles que pour les bénéficiaires d’un certain ordre social. Et le vote en faveur du Brexit était une occasion unique pour ces exclus de punir la haute finance pour son avidité et son instance à toujours appauvrir davantage la classe ouvrière au nom de l’efficacité et de la compétitivité.
De plus, David Cameron s’était assuré que ce référendum soit implicitement un plébiscite sur sa renégociation personnelle des conditions d’adhésion à l’Union européenne, un plébiscite dont il aurait été le seul, en cas de victoire, à jouir des bénéfices politiques. Il ne faut donc pas s’étonner de la tiédeur de l’appui qu’il ait reçu du chef de l’opposition.
Il y a un siècle, l’immense majorité des Anglais (à part les forces armées) n’avaient jamais mis les pieds hors du pays et même de leur région. Aujourd’hui, de nouvelles générations de Britanniques ont vécu des expériences agréables au contact de peuples voisins que leurs parents n’ont jamais véritablement connus. Conséquemment, le sentiment d’appartenance à l’Europe s’est développé.
Ce sentiment ne s’est pas exprimé correctement lors du scrutin pour les raisons qu’on sait. Toutefois, cela ne change en rien l’importance de la mutation des mentalités qui s’est opérée dans ce pays depuis quelques décennies.
Face à ce changement, la position prudente de la chancelière allemande — motivée par le fait que le Royaume-Uni est le deuxième partenaire commercial du pays (après la France) — m’apparait justifié.
David Cameron est un fin politicien. Il a bien des défauts mais il connait son peuple. Il sait que le Brexit provoquera dans l’immédiat le dégonflement d’une bulle spéculative immobilière et conséquemment, une succession de mauvaises nouvelles qui pourraient être sans importance macroéconomique. De plus, il y aura une délocalisation continentale de certaines activités économiques. Mais l’économie anglaise s’en remettra.
Il lui faut donc étirer le temps, limiter la panique des marchés financiers, et compter sur l’érosion du camp du Brexit, sous l’effet de la manipulation des marchés financiers.
Il sait qu’après l’électrochoc du Brexit et les mois de mauvaises nouvelles économiques, les Britanniques seront plus convaincus que jamais de l’importance de l’Union européenne et conséquemment, plus disposés à pardonner aux politiciens qui renieraient leur promesse de donner suite aux résultats du référendum, une chose impensable maintenant mais qui pourrait l’être beaucoup moins dans plusieurs mois.
Imaginez que la personne qui lui succèdera à la tête de son parti, au lieu d’enclencher le processus du retrait de l’Union européenne, décide plutôt de provoquer une ‘élection référendaire’ dont le leitmotiv sera « je vous promets de ne pas donner suite au référendum si vous m’élisez.»
Qu’est-ce qui sera plus conforme à la Démocratie ? Réaliser l’ancien choix populaire ou le plus récent ?
Références :
Brexit: dur lendemain de veille pour les sondeurs
Brexit mondialisation
How remain failed: the inside story of a doomed campaign
Crise terminale?
Référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne
«Remain or leave»: la pluie pourrait faire basculer le Brexit (vidéo)
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